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— Jullian a eu des résultats en dehors des normes à la quasi-totalité des examens, ce qui fait de son amnésie une amnésie un peu trop belle, trop caricaturale, si vous voulez. Je vous cite juste l’exemple d’un test de reconnaissance où il faut choisir la bonne réponse entre deux possibilités…

Il poussa les résultats vers Léane.

— … Un amnésique a, en moyenne, un taux de bonnes réponses de cinquante pour cent. Jullian a eu moins de quinze pour cent de bonnes réponses.

Léane regarda les tests en vitesse. Des mots, qu’on demandait de retenir et qu’on mélangeait à d’autres… Des exercices de rappel… Elle les reposa devant elle.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Qu’il choisissait souvent la fausse réponse. Qu’il forçait, peut-être, son amnésie.

— Vous êtes en train de me dire qu’il… qu’il simulait ?

Grzeskowiak répondit avec calme, il prenait des précautions.

— Ces résultats sont, de manière générale, caractéristiques des patients qui ne sont pas amnésiques, mais qui veulent le faire croire.

Léane eut l’impression de recevoir un coup de poing en pleine figure.

— Ce… Ce n’est pas possible.

— Attention, je ne dis pas que c’est le cas, c’est seulement une hypothèse… plausible. Même si ses scanners n’indiquent pas la moindre lésion, il est malheureusement impossible d’avoir des certitudes à ce stade, le travail sur la mémoire n’étant pas une science exacte. Il arrive que certains patients accentuent en toute bonne foi leur amnésie pour obtenir un bénéfice corporel, juridique ou financier. Jullian n’a, me semble-t-il, aucun intérêt à simuler, si je ne me trompe. Il n’y a pas d’argent ou de faits juridiques en jeu.

— Il ne simule pas. À l’annonce du décès de son père, il… il n’a rien ressenti, enfin, juste une tristesse de circonstance. Il adorait son père. Vos tests ne sont pas fiables.

Le médecin n’essaya pas de la contredire.

— C’est possible, mais je voulais que vous soyez au courant. Une fois que… que Jullian aura fait tout ce qu’il faut pour son père, nous continuerons les séances, nous verrons ce que cela donne. Vous veillerez à ce qu’il vienne aux rendez-vous, c’est important, et évitez de lui parler de notre entretien, afin de ne pas fausser les prochaines expertises. Vous pourrez faire ça ?

— Je vais essayer.

Il se leva et la raccompagna vers la sortie.

— S’il y a une personne capable de démêler le vrai du faux, c’est vous, Léane. Vous vivez depuis longtemps avec lui. Tentez de tester sa mémoire, de détecter les incohérences. Vous seule êtes capable de juger de la véracité de ses souvenirs et, aussi, de son amnésie.

Il lui serra la main, et elle regagna sa voiture. Elle resta là, en pleine réflexion, sans bouger. Certes, Jullian était à l’aise dans la maison, il avait repris ses marques, certaines petites habitudes, mais comment imaginer qu’il ait simulé ? Simulé le fait de ne plus se souvenir d’elle, ni de la disparition de sa fille, ni de Giordano ? Pourquoi ? Elle revoyait son premier regard, à son réveil, il ne l’avait pas reconnue. Elle se rappela sa réaction à l’annonce de la noyade de son père. Il aimait Jacques. S’il simulait son amnésie, comment aurait-il pu paraître aussi insensible ? Comment aurait-il pu se retenir d’exploser en sanglots, quand les flics avaient annoncé la mort de Sarah ?

Elle mit le contact, pleine de doutes. Elle revit la manière dont Jullian avait écrasé le pied de Giordano, dans le fort. Pourquoi, soudain, une réaction si disproportionnée ? Avait-il eu des réminiscences ? Elle sentit un choc dans sa poitrine quand elle pensa aux révélations du type au visage de mérou : Jullian avait payé pour être frappé avec une batte de base-ball sur le crâne. Mais comment pouvait-il savoir que cela provoquerait à coup sûr une amnésie ? C’était impossible à prévoir.

Le doute s’amplifia.

Et si son mari avait planifié son agression pour pouvoir, justement, simuler une amnésie ?

72

Vic et Vadim montèrent en silence à l’étage de la maison de Jeanson. L’habitation était glacée, l’escalier craquait, de la poussière s’était déposée sur les rambardes, les meubles, et donnait une impression d’abandon. Vadim enrageait encore, parce qu’il ne comprenait pas ce qu’il fichait là.

Ils arrivèrent dans la chambre du Voyageur, celle d’un fou. Des formules mathématiques, partout sur la tapisserie, entassées, imbriquées, déliées comme de longs rubans d’encre incompréhensibles. Jeanson avait tout tapissé en blanc pour pouvoir écrire, dessiner des cygnes noirs, des pièces d’échecs, des cases numérotées, étaler la matière indigeste de son esprit obsédé sur le moindre centimètre carré de la chambre, y compris au plafond. Et puis le chiffre 2, partout, décliné à l’infini, en sommes, multiples, carrés, équations tordues. Vadim tourna sur lui-même, perdu.

— Bon, tu m’expliques, bordel ? Je n’y comprends rien, à ces conneries. Des mecs qui s’y connaissent bien plus que nous ont déjà tout analysé pour voir si Jeanson n’avait pas caché là-dedans des informations sur ses victimes. Il n’y a plus rien à trouver, ici. Alors, qu’est-ce qu’on fout ?

Vic s’approcha de spirales, de nombres remarquables que Jeanson avait notés, avec des centaines, des milliers de décimales : Pi, racine carrée de 2, le nombre d’or. Il s’accroupit, se redressa, à l’affût.

— Jeanson a dit que les réponses étaient sous notre nez depuis le début… Qu’on ne savait pas ouvrir nos yeux ni regarder en profondeur, derrière la complexité apparente de simples équations. Et il y a quoi, dans cette chambre ?

— Des équations… Mais elles ne sont pas simples. J’y pige que dalle.

Vic passa sa main sur les écritures, se mit à ausculter la tapisserie. Il trouva le bord d’une bande et tira d’un coup sec. Vadim fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu fais ? Merde, Vic, on ne va quand même pas…

— Aide-moi.

Vadim se mit à l’ouvrage. Il trouva finalement une forme de plaisir hargneux à déchiqueter la folie de Jeanson, à tirer de larges bandes qui lui restaient entre les mains dans un crissement. Il en grogna de bonheur.

— Ça fait du bien… Enfoiré… Va te faire foutre !

Il déblatérait, seul dans son coin. Malheureusement il n’y avait rien, derrière, seulement du béton. Vic s’arrêta d’arracher — c’était trop long et fastidieux — et plaqua ses mains sur le papier, à la recherche d’un défaut, d’une excroissance.

Et son acharnement paya : il trouva au bout d’une demi-heure, à l’arrière du lit, à environ un mètre de hauteur, là où était écrit, en gros, 44 — nombre de coups de l’Immortelle de Kasparov. Une bande y était un peu décollée, et ça sonnait creux derrière. Il tira et découvrit un trou d’une dizaine de centimètres, dans le béton. Vadim accourut.

Vic plongea la main à l’intérieur et en sortit un sac transparent avec des clés. Il les répandit sur le lit devant le regard de son collègue, les sourcils froncés. Pas de numéros de série, même couleur, formes différentes. Vadim les observa avec attention.

— Il y en a neuf. Les clés d’entrée des maisons des victimes, tu crois ?

— Fort possible…

— Comment il se les est procurées, putain ?

Vic fouilla encore dans le petit compartiment. Ses doigts palpèrent une surface lisse, plastifiée.

Une clé USB.

73

Pas loin de 16 heures, à la brigade. Les hommes étaient tendus, visages creusés. Jeanson avait-il livré en connaissance de cause l’indice qui avait mené à la cachette ? Ou son mépris, sa haine, son ego boursouflé l’avaient-ils poussé à commettre une erreur ?