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L’homme invisible qu’ils traquaient, le cerveau, le maillon central de la chaîne de mort, le Luc Thomas du passé s’appelait aujourd’hui David Jorlain.

74

Léane était debout face à la mer, dans cette baie qu’elle avait tant aimée. Seule, au chaud dans son blouson, elle fixait l’horizon. Au bord de l’eau, tout là-bas, des goélands au grand bec jaune et des bécasseaux longeaient l’écume, à la pêche aux petites crevettes grises ou aux minuscules poissons piégés dans les flaques. Ils allaient et venaient, leur bec se plantant au moindre mouvement. Puis, une fois leur somptueux ballet terminé, ils se reposeraient, se cacheraient pour fuir leurs prédateurs. Et recommenceraient, encore et encore. L’éternelle lutte pour la survie.

Son regard se perdit vers la gauche, direction le sud. À deux cents kilomètres de là, Étretat et ses falaises géantes l’attendaient, le lendemain soir. Sur la droite, vers le nord, à une heure de route, le fort d’Ambleteuse. Jullian venait sans doute d’y arriver. Il allait nettoyer et vider l’endroit où Giordano avait croupi et rendu son dernier souffle. Comme si trois gouttes d’eau de Javel suffiraient à gommer la cruauté de leurs actes.

La gorge serrée, Léane n’arrivait pas à oublier les propos du médecin. Et pourtant, l’épouse qu’elle était restait persuadée que son mari ne simulait pas. Elle l’avait testé au début de l’après-midi. Jullian n’avait jamais supporté qu’on laisse un couvercle de poubelle ouvert, il repassait toujours derrière pour le remettre en place. Or là, il n’avait pas réagi. Depuis son retour, il dormait du mauvais côté du lit. Il ne s’était pas laissé piéger par des noms, des lieux qu’elle avait évoqués de manière anodine. Ses yeux étaient restés éteints quand elle lui avait montré des photos de sa mère ou de son père, avec lui, enfant, posé sur leurs genoux.

Mais toujours, toujours, elle en revenait à cette agression qui l’avait presque laissé pour mort. Toute cette préparation qu’il avait orchestrée, ces fausses pistes. Le doute la rongeait, mais Léane n’avait plus l’esprit assez clair pour faire la part des choses.

Son téléphone sonna. Le flic de Grenoble. Elle répondit à ses questions, lui donna ses codes d’accès à son compte LocHolidays et raccrocha. La Criminelle semblait avancer. Peut-être ces policiers finiraient-ils par connaître la vérité ?

Le visage glacé, elle se retourna vers « L’Inspirante ». Avec ses lumières, sa forme, ses grandes vitres, elle ressemblait à un paquebot sur une houle de sable. Le théâtre du pire des thrillers. Quiconque raconterait ce que Léane avait vécu ces dernières semaines serait assuré de signer la meilleure histoire de l’année.

Mais encore fallait-il une fin à cette histoire. Un dénouement. Et Léane était incapable de savoir comment ça se terminerait sur les falaises d’Étretat. Dans Le Manuscrit inachevé, son héroïne Judith Moderoi était poussée dans le vide.

Une silhouette se découpa dans l’obscurité qui, avec son extrême langueur, prenait possession de la baie. Elle venait vers elle, dans cet espace infini de nature sauvage. L’allure, la démarche, la mèche rousse qui dépassait du bonnet et cet énorme blouson qui le faisait ressembler à un bonhomme Michelin… Colin. Léane frotta d’un geste ses larmes de froid et alla à sa rencontre. Le flic garda les mains au fond de ses poches.

— J’ai sonné. Puis je t’ai vue, seule…

Léane remarqua la sacoche d’ordinateur qu’il portait en bandoulière.

— Jullian avait besoin de s’isoler. Il est parti faire un tour avec la voiture le long de la côte. Il est perdu, incapable de remplir tous ces papiers nécessaires suite au décès de son père. C’est tellement difficile, ce qui se passe en ce moment. Il faut se mettre à sa place.

— Je comprends, bien sûr… Tout cela doit être extrêmement compliqué à gérer, même pour toi. Tu as une idée de l’heure à laquelle il va revenir ?

— Aucune. Et il est injoignable, vous ne lui avez toujours pas rendu son portable. Tu veux le voir ?

— J’aurais bien aimé, oui. J’ai du neuf au sujet de la mort de Jacques…

Ils se mirent en marche vers la villa. Léane croisa les bras, prise d’un mauvais pressentiment. Colin semblait plus que perturbé.

— … Le médecin légiste a confirmé la noyade. Les analyses toxico ont révélé un fort degré d’alcoolisation, au moins trois grammes par litre de sang. Il est évident que, avec un tel taux, il devait difficilement tenir debout et surtout ne plus avoir conscience du danger dans la baie.

— Quelle horreur…

Ils marchèrent en silence sur une centaine de mètres.

— Je ne devrais pas être ici, Léane, je ne devrais pas te raconter tout ça parce qu’il y a une procédure en cours. Mais…

Il lui adressa un regard plein de tristesse et de résignation.

— … On se connaît, et j’ai confiance en toi… S’il y avait quelque chose que je devrais savoir, tu me le dirais ?

— Évidemment. Mais… qu’est-ce qui se passe ?

Colin ne répondit pas tout de suite. Qu’avait-il découvert ? Léane avait l’impression qu’un nœud coulant se resserrait autour de son cou.

— Il faut que je te parle de ce type qui s’est pointé au commissariat, ce matin. Un ornithologue de Fort-Mahon, Bérenger Argoud, il bosse au parc du Marquenterre. Son nom t’évoque quelque chose ?

— Vaguement, oui.

— Il m’a dit que Jullian et lui se connaissaient bien, notamment à cause des phoques : Argoud les recense et étudie leur déplacement dans la baie de l’Authie depuis pas mal d’années. Il y a quelque temps, les deux hommes ont défendu la colonie et sont montés au créneau face aux pêcheurs.

— Je me souviens de ça, oui.

— Argoud était particulièrement intéressé par les grandes marées, il voulait comprendre à quel point elles affectent les comportements de la colonie. L’extrémité du chenal de Groffliers est son coin, c’est pour lui l’un des meilleurs postes d’observation de la colonie quand celle-ci n’est pas à la pointe de Berck. Le jour, il observe aux jumelles et prend des photos, mais, une fois l’obscurité arrivée, c’est-à-dire vers 17 heures en ce moment, il installe une caméra infrarouge à grand-angle, bien planquée des promeneurs éventuels. Il la place en hauteur, sur l’un des arbres de la pinède qui borde le nord de la baie. Tu vois où ?

Léane acquiesça. Colin lui faisait de plus en plus penser à une araignée en train de tisser sa toile. Ils arrivaient au pied des dunes.

— … Argoud a regardé seulement hier, très tard, ses enregistrements du soir du samedi 23 décembre. Il m’a montré, Léane… il m’a montré ce que sa caméra a filmé.

— Ne me dis pas que… qu’on y voit la noyade de Jacques ?

Colin hocha la tête vers « L’Inspirante ».

— Et autre chose de très troublant. Allons au chaud.

75

D’après une recherche dans le fichier des permis de conduire, David Jorlain habitait la périphérie de Vienne, à une centaine de kilomètres de Grenoble. L’enregistrement indiquait qu’il était né le 12 juin 1973, à Pantin, soit environ un mois plus tard que la date officielle de la naissance de Luc Thomas. Une réquisition auprès des services fiscaux de l’Isère confirma qu’il avait réglé les taxes de l’année 2016 d’une propriété située à l’adresse du permis de conduire. Il y habitait donc toujours.

À presque 22 heures, quatre véhicules de police fonçaient sur la départementale 37, pleins gaz. Vadim était au volant de l’un d’eux tandis que Vic fixait la route, pensif. Avant leur départ, il avait à tout prix voulu donner un visage à David Jorlain, comme s’il avait autant traqué l’homme que ses traits. Jorlain n’avait ni passeport ni carte d’identité récente — celle avec la photo informatisée. Aussi, pour récupérer une photo en rapport avec une identité, il fallait joindre l’administration qui avait délivré le papier en question. Vic avait alors appelé la sous-préfecture, à Vienne, là où avaient été établis le permis de conduire et la carte grise, en 1997. On lui apprit que les archives avaient été ravagées par les flammes environ deux ans auparavant. Une enquête avait conclu à un incendie criminel.