— Ton beau-père vient d’arriver par la route le long du chenal. Il se gare sur le petit parking… Enfin, je le suppose, vu que c’est là qu’on a retrouvé son véhicule. Malheureusement, la végétation, la météo et la distance nous empêchent de voir quoi que ce soit. Ensuite, il ne se passe rien pendant une demi-heure. Peut-être est-il en train de s’enivrer, à l’abri dans sa voiture ? Et puis ça…
17 h 32. Léane imagina l’obscurité absolue dans la baie, la pulsation régulière du phare de Berck. Une silhouette ridicule sortait de la végétation. Elle chevauchait les fines bâches d’eau, s’avançait sur les grands bancs de sable, chutait à plusieurs reprises. Il pleuvait plus fort désormais, il était impossible de distinguer le visage, et Léane ne pouvait deviner l’identité de Jacques que parce qu’il s’approchait davantage. Son crâne chauve… Son imperméable… Il errait dans le noir tel un vagabond, s’enfonçait dans la baie, en direction de la mer et de la caméra, alors que, partout, l’eau montait. Elle enserrait Jacques sans qu’il s’en rende compte, comme une mygale cerne sa proie.
— C’est horrible. Horrible. Qu’est-ce que tu cherches, Colin, bon sang ?
— Deux minutes… Deux petites minutes… Attendons que la pluie baisse en intensité, tu vas voir.
Léane se fit violence. Jacques trébuchait de nouveau et restait assis dans le sable, trempé. Dans l’enfer de la nature, son corps était pris de petits soubresauts. Léane en était sûre : il pleurait, pleurait comme un gosse, faisait glisser du sable entre ses doigts. Lorsque la pluie cessa, Colin pointa l’extrémité droite de l’écran. Il lorgna Léane du coin de l’œil.
— Qu’est-ce que tu vois ?
Parmi la végétation, une autre silhouette…
— Mon Dieu !
Il figea l’image et fit crisser les courts poils roux de son menton, en pleine réflexion.
— Ça me fiche toujours autant la chair de poule. Quelqu’un l’a regardé mourir. Quelqu’un qu’on ne voyait pas à cause de la pluie mais qui était probablement là depuis le début, embusqué parmi les arbustes, à proximité du parking. Je t’épargne la suite, mais cet inconnu restera jusqu’à 17 h 55, heure à laquelle Jacques a été emporté, sans jamais appeler les secours.
Léane plongea son visage dans ses mains. Colin poussa une photo vers elle.
— Je suis désolé de t’infliger ça. On a tiré cette photo de la vidéo. On a fait tout ce qu’on a pu, on a agrandi, optimisé les réglages, mais on n’aura pas mieux que ce que tu as sous les yeux…
Léane observa le cliché.
— … Impossible de dire s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Il y a semble-t-il cette capuche, et ce ciré de pêcheur. Avec ce vêtement, difficile de distinguer le moindre indice morphologique.
Léane était sur la frontière, elle marchait sur une arête de montagne avec le précipice de chaque côté. Le flic la sonda avant de s’éclaircir la voix.
— Je suis navré de te demander une chose pareille dans de telles conditions, mais… tout ça ne te dit rien ? On a un expert qui pense que cette tenue de pêcheur est de couleur claire, qu’elle pourrait être jaune, ou grise. Un peu comme celle-là…
Il indiqua la photo de Jullian dans le cadre, à côté de la bibliothèque. Léane pouvait désormais apercevoir le fond du gouffre. Elle allait s’écraser et ne plus se réveiller.
— Je… Je ne sais pas. C’est tellement brutal. Que veux-tu que je te réponde ? (Elle prit la photo entre ses mains.) Tout le monde possède ce genre de tenue, ici, ça pourrait être n’importe qui. Tu n’es quand même pas en train de… enfin, je veux dire, de te poser encore des questions sur Jullian ? Comme tu l’as fait pendant ces quatre dernières années ?
— Tu me connais, Léane… Je veux juste comprendre. Un père meurt en pleurant toutes les larmes de son corps, quelqu’un le regarde mourir, c’est naturel que la première personne que je veuille interroger, ce soit le fils, tu ne crois pas ? Avant de venir te rejoindre sur la baie, je me suis permis de jeter un œil dans la remise. Je n’ai pas trouvé la tenue qu’on voit sur la photo. Tu as une idée de ce que Jullian a pu en faire ?
— Non, non, comment veux-tu que je sache ? Je n’habitais plus ici, Jullian est amnésique. Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?
Il sortit son carnet, lécha son index, tourna des pages.
— J’aimerais bien qu’on en revienne précisément à la journée du 23. C’est moi qui ai déposé Jullian ici après sa sortie de l’hôpital. Il devait être 15 heures… J’en ai profité pour récupérer mon portefeuille, d’ailleurs, tu te rappelles ? Je l’avais oublié la veille…
Léane hocha la tête en silence.
— … On a vérifié sur les relevés téléphoniques de Jacques. Jullian a appelé son père à… 15 h 22, très exactement, un appel qui a duré moins de cinq minutes. Comme il l’a dit, certainement pour l’informer de sa sortie. C’est cohérent.
Il mit son doigt sur l’écran.
— Une heure et demie plus tard, son père vient se garer au bord de la baie, il s’enivre et va se noyer. Pourquoi un tel acte ? Pourquoi juste après la sortie de son fils ? Ça ne me paraît pas logique. Il allait voir Jullian chaque jour à l’hôpital. À sa place, je serais probablement venu ici, chez vous, pour voir comment se passait le retour à la maison. Je ne serais pas allé me noyer. Pourquoi attendre la sortie de Jullian pour agir ?
— Jacques n’allait pas bien.
— Oui, oui, je sais, Jullian l’a assez répété. Il suivait visiblement un traitement contre la dépression, vu les cachets trouvés dans sa location et les analyses toxico. Mais… quelque chose l’a profondément touché, ce soir-là, au point qu’il meure de ce qui ressemble à un suicide. J’ai besoin d’y voir clair, tu comprends, parce que cette histoire va m’obséder. Peut-être que tu pourras m’aider à combler le vide entre le moment où j’ai déposé Jullian ici et celui où l’on voit les phares sur la vidéo ? Si mes souvenirs sont bons, tu n’étais pas là au retour de Jullian pour l’accueillir. Tu te souviens vers quelle heure tu es revenue ?
Léane se leva et alla se servir un whisky, histoire de gagner du temps. Colin refusa le verre qu’elle lui proposait d’un coup de tête. Le 23, le 23, qu’est-ce qu’elle faisait ? Elle y était : elle revenait de Reims, après avoir menacé le psychiatre avec une arme et obtenu des informations sur Giordano. Elle se rappela avoir menti à Jullian, elle répéta ce qu’elle avait dit.
— Je revenais de Paris, toujours ces fichus problèmes de plagiat avec ma maison d’édition… J’ai dû rentrer vers 16 heures, 16 h 30 grand maximum. Je me souviens, j’ai été complètement surprise quand j’ai vu Jullian assis dans le fauteuil. À partir de ce moment, on ne s’est plus quittés.
— Tu en es certaine ?
— Absolument.
Colin serra les lèvres, prit des notes et referma son carnet d’un coup sec. Puis il la fixa, sans ciller, avec cet éclat morne dans le gris de ses prunelles, ses traits plombés, comme ceux d’un type qui apprend soudain que sa femme le quitte.
— Je vois.
Il se leva et rangea son ordinateur portable, sans plus décrocher un mot, sans même la regarder. À ce moment précis, elle comprit : il savait qu’elle lui mentait, qu’elle n’était jamais allée chez son éditeur. Bien sûr qu’il avait appelé là-bas, et il l’avait noté en rouge dans son maudit carnet : Où était Léane, toutes les fois où elle prétendait être chez son éditeur ? Pourquoi ment-elle ? Elle engloutit son whisky, il fallait qu’elle s’occupe, qu’elle comble ce silence de mort dans lequel le flic la plongeait. Pourquoi était-il venu, seul, avec cette vidéo ? Pourquoi la confronter elle, et non Jullian ? Avait-il voulu lui laisser une chance de se confier ? Est-ce qu’il s’était mis à la soupçonner, elle aussi ?