Elle le raccompagna jusqu’à la porte. Il se tourna vers elle.
— Garde la photo. Il est fort probable que je revienne demain pour poser des questions à Jullian. S’il veut m’appeler, ou toi, n’hésitez pas. Il y a quelque chose qui m’échappe dans cette histoire, des trous que je n’arrive pas à combler, mais tu sais, je suis un peu comme la marée. Ça prendra du temps, mais ces trous se rempliront, tôt ou tard. Au revoir, Léane.
Il se retourna, le nez enfoncé dans son col, et partit vers sa voiture en courant. Léane referma la porte, s’y adossa et prit une grande inspiration. Elle alla se saisir du cadre et repensa à la silhouette embusquée.
Elle se précipita dans le garage, fouilla dans la boîte à gants de sa voiture pour y trouver un ticket de péage du trajet d’autoroute depuis Reims jusqu’à la sortie, à dix kilomètres de Berck, le 23. L’horaire indiquait 18 h 48, environ une heure après la noyade. En théorie, Jullian aurait eu le temps de revenir à pied par la plage. En marchant vite, on en avait pour une bonne demi-heure en partant de l’extrémité du chenal. À cause de la marée, il aurait dû emprunter le pont, longer un chemin qui contournait le bois, et revenir sur le sable, plus au sud.
Mais qu’est-ce que ça voulait dire ? Que Jullian se trouvait aux côtés de Jacques dans la voiture avant la noyade ? Qui d’autre ?
Assise dans le fauteuil, devant la cheminée, Léane remonta une couverture jusqu’à ses épaules. Le froid ne la quittait plus. Les baies vitrées donnaient sur une obscurité absolue, c’était comme si la maison dérivait dans un espace glacé et infini.
Le mental de Jacques était fragile. Était-il possible que Jullian l’ait encouragé à s’enfoncer dans la baie ? Mais comment pouvait-on pousser un homme à mourir ? Par la menace ? Par des paroles ? Jacques pleurait, sur la vidéo. Les mots pouvaient blesser. Mais quels mots assez forts et destructeurs un amnésique aurait-il pu prononcer au point de contraindre au suicide ?
À moins que, comme le disait le médecin, Jullian ne soit pas ou plus amnésique.
Léane sursauta lorsqu’elle entendit le bruit du moteur, deux heures plus tard. Elle se contracta davantage au moment où la porte s’ouvrit. Jullian vint l’enlacer par-derrière, glisser ses lèvres dans son cou.
— C’est fait.
Ses mots, son odeur… Léane eut un frisson. Il vint se positionner face à elle, regarda la bouteille d’alcool, puis la valise fermée, debout sur ses roulettes.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu comptes partir ?
Léane prit son inspiration et sortit la photo de sous la couverture.
— Tu peux m’expliquer ?
Jullian considéra le cliché.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu l’ignores ?
— Bien sûr ! Explique-moi.
— Il y avait une caméra, le soir où ton père s’est noyé. Elle était cachée dans les arbres de l’autre côté du chenal. Tu sais, Bérenger Argoud ?
— Qui ?
— Quelqu’un que tu connais bien, un ornithologue. Il s’intéresse à la colonie de phoques, comme toi. Colin est venu ici et m’a montré le film. Cette silhouette que tu vois sur la photo a regardé ton père se faire cerner par les eaux et se noyer.
Jullian se laissa choir dans le fauteuil.
— Je n’arrive pas à y croire.
Léane resta silencieuse, les genoux pliés contre son buste. Son propre mari lui faisait peur, des images violentes refluaient : Jullian qui broyait le pied de Giordano… La façon dont il avait cogné le cambrioleur à la face de mérou… L’arrière du crâne défoncé du flic… L’amnésie expliquait-elle toutes ces réactions exacerbées qu’elle ne lui connaissait pas ? Jullian était-il devenu aussi violent avant son agression ?
Une voix grave la sortit de ses pensées :
— … quand même pas que j’ai quelque chose à voir avec ça ?
— Quand tu es sorti de l’hôpital, pourquoi tu as appelé ton père et pas moi ?
— Pourquoi ? Mais parce que je voulais te faire la surprise ! J’ai dit à mon père que tout allait bien, qu’on l’attendait le lendemain pour le réveillon. Je suis resté dans la maison, à prendre mes marques et à t’attendre, je ne voulais surtout pas t’appeler pour gâcher l’effet.
Il se releva, les mains sur la tête. Une grosse veine saillait sur son front.
— Merde, Léane ! Tu me soupçonnes ? Pourquoi j’aurais fait une chose pareille ? Il ne t’est pas venu à l’idée que cette silhouette, c’était peut-être ce fichu parasite qui nous a cambriolés ?
Il se dirigea vers la baie vitrée, l’ouvrit grand, observa la nuit. Le vent s’engouffra dans la pièce.
— Qui te dit qu’il ne nous surveille pas, en ce moment ? Qu’il ne cherche pas à nous détruire ?
Il resta là, figé devant l’immensité. Puis il revint vers sa femme, voulut la serrer dans ses bras, mais elle s’écarta. Se leva d’un bloc.
— Je suis désolée, je ne peux pas. Quelque chose a profondément changé en toi. Je ne sais pas quoi, et je ne sais pas si cette transformation avait déjà eu lieu avant que tu orchestres ta propre agression et nous plonges tous les deux dans cet enfer. Mais dans tous les cas, tu n’es plus l’homme que j’ai connu.
Elle alla enfiler son manteau et prit sa valise.
— Je retourne à Paris pour quelques jours, histoire de réfléchir.
Elle le fixa avec tristesse, lui qui avait les bras ballants et le dos voûté.
— Alors tu m’abandonnes au milieu de la tempête ? Tu nous laisses seuls ici, ma mémoire fracturée et moi ? Tous les deux, on est soudés à tout jamais, tu as déjà oublié ?
— Je n’ai pas oublié. À chaque heure qui passe, j’entends ces maudits coups de pelle. Dès que je ferme les yeux, c’est le visage boursouflé de Giordano que je vois. Mais j’ai quelque chose à faire demain soir. Un voyage qui, je l’espère, m’apportera enfin les réponses. Quelle que soit la façon dont ce calvaire se termine, rien n’est plus important que ça pour moi aujourd’hui.
77
L’autopsie était terminée, Vadim et Ehre avaient quitté la salle réfrigérée depuis un bout de temps. En ce vendredi 29, au milieu de l’après-midi, Vic était seul face au corps découvert dans la maison de la périphérie de Vienne, les mains enfoncées dans les poches de son blouson. Sous les éclairages, la partie basse du cadavre était d’un blanc presque bleu, comme s’il affleurait à la surface d’une eau cristalline. La moitié haute, elle, ressemblait à une terre de feu, noire et rouge, au relief lunaire.
Les conclusions de l’examen médico-légal avaient été en adéquation avec la scène de crime. Quand la légiste avait ouvert l’estomac, elle avait prononcé « whisky », rien qu’à l’odeur. Quelques somnifères n’avaient pas été digérés. Le corps n’avait pas été déplacé et ne présentait aucune autre lésion que celles liées à la chute dans la cheminée. Les analyses toxicologiques devraient confirmer ce qu’envisageait d’ores et déjà le médecin : une chute due à l’ingestion d’un cocktail mortel d’alcool et de somnifères.
Vic ne verrait donc jamais le visage de cet homme. Pourquoi Jorlain s’était-il acharné à effacer ses traits jusqu’à son dernier souffle ? Dans quel but ? Le flic songeait encore à l’histoire des romans de Léane Morgan déplacés de sa bibliothèque à l’internat. À l’agression du mari. À toute cette partie berckoise qui lui filait entre les doigts. Si Moriarty était bel et bien mort, il laissait une sacrée énigme derrière lui.