Vic éteignit les lumières, plongea le cadavre dans l’obscurité et resta là, sans bouger, comme s’il espérait que des explications jaillissent des ténèbres. Mais la mort n’avait pas décidé d’être bavarde, le silence l’indisposa, alors il sortit. Une poudreuse chatouillait Grenoble, des flocons si fins qu’il avait l’impression de respirer de la poussière glacée. Marre de l’hiver, de la montagne et de tout le reste. Qu’est-ce qu’il fichait encore ici ? Coralie… C’était elle, et elle seule qui le raccrochait à cette région où il avait vécu toute sa vie.
Il alla se coller dans son fauteuil, à la brigade, dans l’attente des résultats ADN. Pour une fois, alors que ses collègues retournaient la maison de Jorlain, il était incapable de faire autre chose que patienter. Il lui fallait la preuve ultime que l’homme de la cheminée était bien Moriarty, alias David Jorlain, alias Luc Thomas, alias un gamin venu d’ailleurs, abandonné dans une poubelle par une mère inconnue. Une existence en poupées gigognes. Né parmi les ordures, mort au milieu des cendres.
Vic soupira. Même avec le chef du réseau décédé, tout restait à faire. Combler les trous béants de cette enquête, comprendre les points obscurs. Retrouver les éventuels autres individus impliqués, en dehors du trio des Roches noires. Apporter des éclaircissements à tous ces parents, ces proches aux existences pulvérisées. Vic ignorait s’il trouverait la force de brasser du vide. Parce que c’était tout ce qui ressortait de cette histoire.
La nouvelle arriva aux alentours de 18 heures. Manzato entra dans le bureau avec deux papiers à la main, l’air victorieux.
— C’est lui, Altran. L’ADN prélevé sur le cadavre dans la cheminée correspond à cent pour cent à celui du petit Luc Thomas d’il y a trente ans.
Vic observa les résultats envoyés par le FNAEG. Les profils étaient identiques, les ordinateurs avaient confirmé la correspondance avec la trace génétique de Luc Thomas qui tournait depuis 2002 dans le fichier. Vic dut admettre que, cette fois, c’en était bel et bien terminé de l’homme sans visage, sans parents, sans racines.
Il rendit les feuilles à son chef et se perdit dans ses pensées, incapable d’écouter les directives qui lui heurtaient les oreilles. Plus tard… De nouveau seul dans son bureau, il se frotta les yeux. Fatigué. Usé jusqu’à la corde. Déjà, il imaginait la suite. Il faudrait expliquer à la mère adoptive de Luc Thomas qui avait été son fils. Parler aux Morgan et à tous les autres parents, les confronter à la dure réalité. La voix du père d’Apolline était encore si cristalline dans sa tête. Vous avez beau être ici, montrer votre fausse compassion, vous êtes extérieur à la détresse des gens. Non, il n’était pas indifférent. Il l’affrontait de plein fouet, à chaque victime qu’il croisait.
Les monstres existaient et existeraient toujours, avec ou sans lui. Et ils continueraient à dévorer des vies, quoi qu’il fasse.
Il enfila son manteau et se mit en route pour l’immonde zone commerciale où il survivait depuis plus de deux mois. Misérable. Existait-il meilleur mot pour le définir ?
Rivé à la machine à café du hall de l’hôtel, il attendit que Romuald termine son service pour aller voir son chien. Cet animal qu’il aimait tant, que personne ne lui volerait, et dont il oubliait la plupart du temps l’existence.
Le cocker anglais surgit du fond de sa niche et vint le gratifier de généreux coups de langue. Une folle boule de poils à la robe incroyable au niveau de la tête : noire côté gauche, et blanche côté droit, sauf autour des yeux où les couleurs s’inversaient. Vic se serra contre lui et roula dans la neige, en larmes. Face au miroir sans éclat de sa propre existence, il finit par prononcer haut et fort le nom de son chien.
MammaM[7].
78
Léane roulait vers l’ultime rendez-vous.
Dans le calme opaque de l’habitacle de sa voiture, sans radio et téléphone éteint, elle avançait seule. Seule avec sa conscience, seule avec ses doutes, seule avec sa colère. Et sa peur. Parce qu’elle avait peur, naturellement. Qui ne ressentirait pas la peur à l’idée d’un tête-à-tête avec l’être infâme qui s’en était pris au sang de son sang ? Qui pourrait, sans crainte, se rendre sur les lieux où s’achevait tragiquement Le Manuscrit inachevé ? Pourquoi des personnages qui avaient affronté vents et marées s’en tireraient-ils ? Cela n’avait pas de sens. Si ses livres finissaient souvent mal, c’était parce que la vie était une garce, ni plus ni moins.
Elle se rappelait avoir déjà parcouru cette route deux ans plus tôt pour ses repérages, alors que son roman n’était encore qu’à un état embryonnaire dans son esprit. Elle, l’écrivaine à succès qui jouait à faire peur aux lecteurs, avait vécu un scénario plus tordu et plus douloureux que dans ses intrigues les plus diaboliques. Ce soir-là, elle écrivait à main levée l’épilogue de sa propre histoire. Et cette fin-là, elle ne la coucherait pas sur papier.
Elle put vite sentir la force de la nature souffler les dernières bougies de la civilisation. L’obscurité la plus complète l’accueillait désormais, les vastes ténèbres des falaises, du ciel sali de nuages annonciateurs de tempête ; son existence se résumait à deux traces de vie jaunâtres sur l’asphalte. Peut-être Moriarty ne viendrait-il jamais, peut-être cette virée solitaire n’était-elle qu’une étape supplémentaire dans la souffrance, mais elle se devait d’aller jusqu’au bout.
Étretat. Cette ville qu’elle chérissait, avec sa plage de galets protégée comme un trésor par les colosses de calcaire, ses coquettes maisons de pêcheurs et cette vue qui, le jour, s’ouvrait sur l’infini lui tendait à présent des bras inquiétants. En cette nuit d’hiver, une nuit de décembre où le vent vous lacérait les joues et vous craquait la peau des lèvres, Étretat prenait l’aspect affolant d’un morceau de roche noire arraché aux entrailles de l’enfer.
Léane se gara en ville avec deux heures d’avance, se réservant la possibilité de regagner rapidement le véhicule depuis l’aiguille. La prudence était plus que jamais de mise. Elle glissa une main sous son siège, tâtonna à l’aveugle, récupéra sa lampe, puis la crosse rugueuse du Sig Sauer : c’était l’arme de Giordano trouvée dans la table de nuit de Jullian qu’elle tenait là, au fond de sa paume moite, l’arme numérotée et référencée d’un flic dont le cadavre se désintégrait dans le ventre d’une forêt.
Son col relevé et un bonnet enfoncé sur sa tête, Léane s’extirpa de sa voiture, le plus anonymement possible, une silhouette parmi d’autres dans un théâtre d’ombres chinoises au décor aussi lugubre que majestueux. Des gens s’aimaient et mouraient ici. Des peintres, des romanciers avaient saisi chaque nuance de gris, de bleu, de rouge de ce paysage normand.
Elle courut en direction de la partie sud mais n’emprunta pas l’escalier à l’assaut de l’arête. Du haut de la ville, elle s’aventura dans la verdure et redescendit par le golf avec la vivacité prudente d’une proie. Le ciel était si sombre qu’on n’y voyait pas à un mètre, et le vent rabattait tout vers les falaises. Elle attendit, aux aguets. Moriarty était-il déjà sur place, lui aussi, embusqué quelque part ? Elle éclaira brièvement pour se fondre du mieux qu’elle put dans la végétation, à proximité de la passerelle qui se tendait vers la fameuse aiguille. Son corps s’élançait, comme mû par un dernier élan, fragile et pourtant préparé pour ce moment.
7
Ceci est la fin du manuscrit original de Caleb Traskman. Comme noté dans la préface, les pages suivantes ont été écrites par son fils.