— Ah çà, nom d’un chien, il est inépuisable ce bonhomme-là, c’est le Bottin des marchands de vin. Nous sommes entrés dans plus de cinquante mastroquets, et il en connaît toujours.
Ils avaient en effet visité des bouges à soldats, comme il n’en manque pas autour du quartier Dupleix, puis ils avaient gagné d’infects zincs le long du boulevard et, maintenant, le chiffonnier guidait Fandor dans des caveaux empuantis, élevés au fond de cours infectes, où la police ne devait jamais se risquer.
Fandor, avec un petit frisson, car, véritablement, l’endroit était sinistre, entra derrière le chiffonnier dans la dernière cave que celui-ci lui indiquait. Ce n’était plus même un bistrot, c’était tout ce que l’on voulait : hangar, caverne, cave, souterrain, n’importe quoi. Il y avait là, sur des planches entaillées, de grands tonneaux appuyés l’un sur l’autre. On prenait un verre et on le remplissait au robinet, on se soûlait librement, pour un prix fixe, payé à l’entrée.
— C’est des crus de Bourgogne, annonça le chiffonnier d’un ton confidentiel.
Ainsi le journaliste avait à peine franchi le seuil de ce bouge ignoble qu’il avait éprouvé un véritable saisissement en apercevant, parmi la foule d’hommes et de femmes qui se trouvaient déjà réunis là, qui ? L’apache Bébé.
Fandor, bien entendu, avant de sortir de chez lui, s’était délicatement fait une tête qui ne rappelait son propre visage que de fort loin.
Deux sourcils postiches, une moustache collée, un coup de crayon gras sous les yeux l’avaient suffisamment changé. N’empêche, il avait tressailli en reconnaissant Bébé.
Bébé, mais c’était l’un des lieutenants de Fantômas, l’un des plus cruels, des plus férocement sanguinaires parmi ceux qui avaient jadis travaillé avec le bandit, qui étaient toujours prêts, sans doute, à se grouper encore à ses côtés, si d’aventure il réapparaissait pour enrôler les soldats de l’armée du crime.
— Bébé, murmura Fandor, oh, oh, est-ce que par hasard ?
À la lueur fumeuse d’une petite lampe, le journaliste venait d’apercevoir, derrière une futaille, toute une série d’individus dont la seule vue le frappait de stupeur. Ils étaient tous là, les bandits redoutables, les compagnons de Fantômas. Et Fandor, reconnaissait : Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, Adèle, Marie Legall, la petite bonne du bureau de placement Thorin, tous, toutes.
— Jour de ma vie, murmura Fandor, est-ce que je ne vais pas voir Fantômas ?
Mais ce n’était pas lui qu’il aperçut soudain et qui le fit blêmir. Non. De l’ombre, une femme venait de sortir, joyeuse, esquissant un pas de danse.
Cette femme, Fandor ne la connaissait pas, il ne l’avait jamais vue, mais elle avait dit une parole qui ne lui permettait pas de se tromper sur son identité :
— Ah, mince alors, s’était-elle écriée, j’en rigole encore comme une bossue, quand je pense à la gueule du receveur, au moment où je raclais le flouse.
C’était donc elle, la femme qui s’était enfuie la veille au soir avec une si grande habileté, une si stupéfiante audace ?
— Bougre ! se dit Fandor, soudain furieux, je m’étais bien fichu le doigt dans l’œil.
Et, en même temps, une mélancolie soudaine lui serrait le cœur. Certes, il était content que ce ne fût pas Hélène, qui, la veille au soir, avait volé le malheureux receveur. Il préférait de beaucoup que ce fût une inconnue, mais cependant, en recherchant cette femme, cette femme qui avait audacieusement enfourché un cheval apeuré, Fandor avait eu continuellement devant les yeux l’image de la fille de Fantômas. C’était à elle qu’il avait pensé, c’était elle qu’il avait voulu retrouver, elle qu’il aimait, elle qui était loin de ses yeux et toujours si près de son cœur.
Dans le bouge, un joueur d’accordéon venait de faire une apparition, des danseurs sautaient, des cavaliers seuls, des filles gambadaient ivres et repoussantes.
— Dites donc vous, dit soudain le patron du bouge, un colosse qui se promenait au milieu de sa clientèle armé d’une trique, qu’est-ce que vous foutez ici, mon garçon. V'là cinq minutes que je vous zyeute, et vous ne buvez seulement pas.
Immédiatement, Fandor comprit que les choses allaient se gâter pour lui. Il est mauvais en effet, périlleux au plus haut point, lorsque l’on se trouve en pareille compagnie, de ne point adopter l’attitude générale.
Or, Fandor ne buvait pas, ne dansait pas. Lui qui avait cependant l’habitude des enquêtes policières, se faisait remarquer. Vite, il sauta sur un verre, et répondit à Coup-de-Bâton :
— Et puis quoi alors, on a pas le droit de regarder les mômes ici ?
Mais il avait beau vouloir faire diversion, il était trop tard. On se groupait autour de lui, on l’examinait curieusement.
— Encore un roussin nom de Dieu ! commença Bébé.
Et derrière lui, Bec-de-Gaz, qui par peur des coups, ne se mettait jamais au premier rang, susurrait :
— J’ parie qu’il est de la Tour-Pointue [6], faut le faire.
Fandor, instinctivement, serrait dans sa poche la crosse de son browning, prêt à vendre chèrement sa vie.
— Vos gueules vous ! hurla-t-il, si y en a encore un qui dit que je suis de l’arnac [7], je lui fais passer le goût du pain. Et presto encore. Si c’est pas malheureux tout de même. J’ suis pourtant assez connu à la Villette.
Et, se tournant vers le chiffonnier, qui buvait toujours, assis devant son tonneau, et ne prêtait nulle attention à la dispute commençante, Fandor quêta son approbation.
— Pas vrai, père Machin-Chose ?
Malheureusement, Fandor jouait de malheur. Le chiffonnier dont il sollicitait le témoignage, était connu de tous les habitués du bouge. On savait communément son nom : Détritus. On savait aussi que depuis plus de vingt ans il n’avait pas quitté le quartier. C’était un isolé qui faisait au petit matin les boîtes devant les restaurants et le chifftire juste assez pour trouver de quoi manger. Il ne pouvait pas connaître un gars de la Villette, on l’aurait su.
Bébé fut alors péremptoire :
— Eh bien, c’est moi, commença-t-il, qui vais le répéter que t’es de l’arnac. Et si ça ne te plaît pas, tu n’as qu’à le dire. Sors voir ton lingue.
Que répondre ? Il lui était impossible de « sortir » son « lingue », comme le lui offrait Bébé, pour la bonne raison qu’il ne possédait aucun couteau. Si d’autre part, il tirait son browning de sa poche, il fallait s’attendre à voir une rixe générale éclater. On n’aime pas les « rigolos » dans le monde des apaches. Ce sont des instruments qui font trop de bruit, qui attirent toujours les flics et puis, l’arme à feu y est considérée comme une arme de lâche.
— Ferme ça ! commença Fandor, j’en suis pas après tes poux. Laisse les miens tranquilles.
Au moment même où Bébé, avec un déhanchement caractéristique, s’avançait vers lui, l’arme à la main, la porte du caveau s’ouvrit avec une folle violence. Une voix apeurée se fit entendre :
— La paix, nom de Dieu ! Soufflez la camoufle [8], chahutez pas, ah bonsoir, j’ai plus de vingt mecs sur mes chausses. J’vas être fait.
L’arrivant avait recommandé le silence, une clameur lui répondit :
— C’est toi, Beaumôme ?
— C’est moi.
L’apache venait de refermer la porte, il la verrouilla, s’avança vers ses amis.
Beaumôme qui, jadis, avait été condamné à trente ans de hard labour en Angleterre, alors que Fantômas était emprisonné à Londres sous le nom de guerre de Tom Bob, avait réussi à s’enfuir et, naturellement, s’était empressé de regagner Paris. Depuis lors, il vivait dans une crainte perpétuelle. Il savait que la police anglaise, beaucoup mieux faite que la police française, le recherchait inlassablement. Il n’avait nulle envie de retourner faire l’écureuil sous les brumes de Londres.
Mais ce soir-là, précisément, Beaumôme revenait d’un cambriolage tenté avec l’assentiment des camarades.
— Allez, fermez, ordonnait le jeune apache, cependant que Fandor, profitant du tumulte causé par cette apparition, cherchait à s’éloigner, à se dissimuler dans l’ombre. Écoutez voir, les poteaux, c’est pas le moment de blaguer, figurez-vous que, juste au moment où je faisais sauter la porte de la taule, histoire d’arriver jusqu’auprès du tiroir-caisse, y a deux flics qui m’ont rappliqué dessus. L’affaire avait été donnée probablement et j’étais fait d’avance. Ah, là là, et comment que je me suis tiré des pattes ! Seulement, c’est pas fini ! Ah comment que je vais me tirer de là ? Je suis bien sûr que les flics se sont embusqués à la porte. Tout à l’heure, ils vont me faire sortir et je serai frit.