Or, Fandor avait à peine ouvert la bouche pour tâcher de se faire reconnaître, d’obtenir au moins qu’on le reconduisît en voiture jusqu’à son domicile, qu’un événement imprévu survenait.
Le long du boulevard, des hommes en tablier blanc accouraient avec de grands gestes. Ils rejoignaient le petit groupe des agents qui entraînaient Fandor, et expliquaient à leur tour :
— Ah, messieurs, quel service vous nous rendez… alors vous l’avez arrêté ? C’est un pauvre fou, nous sommes ses infirmiers.
En même temps, – et Fandor n’était point revenu de son ahurissement –, l’un des soi-disant infirmiers passait derrière le journaliste, lui mettait un bâillon sur la bouche, cependant que des courroies adroitement jetées lui ligotaient les bras, lui serraient les chevilles.
— Je parie que ce sont les apaches qui me rattrapent, se disait Fandor.
Et, immédiatement, songeant que Beaumôme, Bébé, Œil-de-Bœuf, Bec-de-Gaz étaient d’anciens lieutenants de Fantômas, c’était la silhouette de Fantômas que Jérôme Fandor croyait entrevoir devant lui.
N’était-ce pas Fantômas en train de dire aux agents :
— Oui, c’est un pauvre dément, un fils de bonne famille, parfaitement, il s’est échappé par la fenêtre. Ah ! nous avions bien peur. Enfin nous allons nous hâter de le ramener chez lui, ses parents n’ont peut-être rien vu. Comme cela nous garderons notre place.
Un roulement de voiture se fit entendre. Fandor se sentit jeté sur les coussins avec une certaine précaution. Une adresse fut donnée. Il comprit qu’il partait pour un voyage dont il ne reviendrait jamais.
— De deux choses l’une, songeait Fandor, ou je suis réellement aux mains de Fantômas et dans ce cas, je ne donnerai pas cher de ma peau, ou je suis aux mains des apaches et ma foi ma situation n’est guère meilleure.
Mais comme il réfléchissait, soudain, Fandor poussait un hurlement de rage.
À son bras, sous sa chemise que l’on avait relevée, il venait de sentir une piqûre.
— Bon Dieu, pensait-il, je me suis coupé à quelque chose.
Mais bien vite il ne pensa plus. Un engourdissement le prenait, une invincible envie de dormir. Quelque temps il lutta, voulut lutter contre ce sommeil subit, une dernière pensée lui traversa l’esprit :
— Morbleu, on vient de m’injecter un soporifique.
Et puis le sommeil fut victorieux, il ferma les yeux, il perdit connaissance, il ne fut plus conscient de quoi que ce fût.
***
Fandor, quelques heures plus tard, se réveillait avec un fort mal de tête, une terrible courbature. Où était-il ?
Il jeta les yeux autour de lui, regarda l’étrange endroit où il se trouvait, puis soudain se demanda s’il n’était pas fou.
— Bon Dieu de bon Dieu ! jurait Fandor, mais on dirait que je suis dans une boule, et une boule lumineuse. Que diable cela veut-il dire ?
Indistincte et vague, il entendait en même temps une sorte de mélodie lointaine, douce, berceuse. Il eut peur. Ne devenait-il pas fou ?
***
À quatre heures de l’après-midi, Jean, le vieux domestique de Juve, pénétrait dans le cabinet de travail de son maître.
— Si monsieur veut voir, dit-il, en déposant une petite boîte sur le bureau de Juve, on a mis cela tout à l’heure chez la concierge en prévenant que c’était précieux et qu’il fallait y prendre garde.
Le policier, aux paroles de son domestique, semblait faire un violent effort pour s’arracher à sa songerie.
— Donne cette boîte, demandait-il, quelque chose de précieux ? est-ce que j’attends quelque chose de précieux ?
C’était une petite boîte en bois, comme celles dont se servent habituellement les joailliers. Juve fit sauter les cachets de cire, timbrés d’un indéchiffrable cachet, rompit les ficelles et puis, enfin, arriva au couvercle de bois, fermé par un petit crochet.
Or, Juve n’avait pas ouvert cette boîte, n’avait pas soulevé ce couvercle qu’une rauque exclamation d’horreur s’échappait de ses lèvres, cependant que la boîte glissait de ses mains prises d’un effroyable tremblement.
Sur le tapis du cabinet de travail, aux pieds de Juve, la boîte s’était renversée. Il en tomba une carte de visite sur laquelle était gravé le nom de Fantômas, il en tomba un peu de sciure, il en tomba une oreille humaine, une oreille encore toute sanglante, une oreille qui avait été tranchée, semblait-il, d’un coup de rasoir.
— Fandor, gémit Juve. Ah, le malheureux. Ah, ma vie, mon sang, pour l’arracher des mains de Fantômas !
***
— Les « ceusses » qui aiment aller au théâtre avec des billets de faveur, l’innombrable clique des Russes qui ne payent pas devraient bien venir me remplacer ici. Ah, j’en ai marre de mon logement. À force d’être dans la boule, c’est la boule que je perds, bougre de nom d’un chien, c’est une torture chinoise. Sans compter que j’ai tout ce qu’il y a de plus la persuasion que je m’en vais crever de faim là-dedans et tomber rapidement à l’état de squelette. Voilà bien sept heures que j’y suis dans cette maudite boule.
Fandor n’était pas fou.
Fandor qui, dans toutes ses phrases, tempêtant, rageant, parlait de boule, allant même jusqu’à croire, en un langage rude mais explicite, qu’il avait « perdu la boule », Fandor était parfaitement raisonnable.
Lorsque le malheureux journaliste, après son extraordinaire enlèvement, s’était réveillé, il avait pu se croire insensé, en s’apercevant ou en croyant s’apercevoir à l’intérieur d’une boule. C’était là une chose si surprenante, surtout en raison de la luminosité qui semblait environner la boule dans laquelle il croyait être, qu’il pouvait, à bon droit, douter du témoignage de ses sens.
Mais, petit à petit, Fandor avait retrouvé son sang-froid ; petit à petit il s’était persuadé qu’il voyait bien réellement ce qu’il pensait voir et que ce n’était pas une illusion, qu’il était bien à l’intérieur d’une boule.
Le plancher sur lequel il s’appuyait s’incurvait en un cercle parfait, les murs étaient courbes aussi. Courbe était le plafond et si son cachot était étroit, petit au point qu’il ne pouvait s’y lever, sa forme était indiscutablement celle d’une boule.
Fandor s’étant convaincu de la chose n’avait naturellement qu’un désir : identifier au plus vite quelle pouvait être la sphère à l’intérieur de laquelle Fantômas l’avait précipité.
Fandor, heureusement, avait si bien l’habitude de considérer sa vie comme une chose perpétuellement en jeu et jamais assurée qu’il ne désespéra pas. C’est posément, avec le plus parfait sang-froid qu’il cherchait à comprendre où il se trouvait et cela en usant d’une méthode rigoureusement logique.
— Étant donné que je suis à l’intérieur d’une boule, et d’une boule lumineuse, se déclara-t-il, où suis-je ? Il est évident que je ne peux pas sortir, et non moins évident que…
Mais, à cet endroit de son raisonnement, il s’interrompit :
— Ventre du diable. Crédibisèque, vertu de concierge. Je reconnais le couplet !
Et, de sa voix déplorablement fausse, Fandor acheva l’air alors à la mode. Que s’était-il passé ?
En prêtant l’oreille, Fandor venait tout simplement d’entendre dans le lointain un bruit d’orchestre, des chants, des chœurs.
Et il n’en avait pas fallu plus au subtil journaliste pour deviner quelle était sa prison.
— Miséricorde, jura Fandor, partagé entre le rire et les larmes, je suis foutu, mais je suis foutu d’une façon originale. Je parierai mille francs contre un demi-centime que je suis enfermé dans la grande boule qui surplombe la façade d’un music-hall, des Folies-Bergère. La musique que j’entends, c’est la musique qui vient de la scène et les lueurs qui illuminent ma prison, sont le reflet de l’éclairage violent sur la façade.
Oui, c’était bien dans la boule qui couronne la façade des Folies-Bergère qu’il était prisonnier, c’était bien en cette introuvable cachette que Fantômas avait dû le jeter.
— Çà, c’est pas ordinaire, finit-il par se dire à lui-même.
Et il rageait d’autant plus qu’en y réfléchissant le malheureux songeait qu’il se trouvait à quelques mètres de son propre domicile.