— Oui, répondit M. Marquet, il faut absolument tirer cette affaire au clair et il est indispensable qu’un interrogatoire sérieux ait lieu avant que je ne fasse mon rapport et que vous ne contresigniez votre déclaration.
Quittant alors le cabinet du commissariat, Marquet et le directeur des Folies-Bergère se firent ouvrir par le brigadier une porte solidement verrouillée qui donnait dans un local sombre dépourvu de meubles et de fenêtre.
Ils s’introduisirent avec précaution et se trouvèrent soudain en présence du prisonnier, qui, assis sur un escabeau semblait réfléchir.
— Voyons, monsieur, commença le commissaire en prenant un air paternel, vous paraissez plus calme que tout à l’heure, fournissez-nous quelques explications sur votre personnalité, sur les événements qui se sont produits et dont l’enchaînement s’achève pour vous au poste de police ? Comment vous appelez-vous ?
Le prisonnier, un homme d’une trentaine d’années environ, à la moustache blonde, au visage ouvert, répliqua simplement :
— Je vous l’ai déjà dit, monsieur le commissaire, je m’appelle Jérôme Fandor.
— Je sais cela, encore que vous ne l’ayez pas complètement démontré.
Puis, se tournant vers le directeur des Folies-Bergère, le magistrat poursuivit à voix basse :
— Beaucoup d’individus, j’ai vu cela souvent dans ma carrière, n’hésitent pas, pour dissimuler leur personnalité à prendre les noms de personnes connues, notoires, Ils s’imaginent qu’en agissant ainsi, sur leur simple déclaration on les remettra en liberté. Mais heureusement nous sommes plus malins qu’eux et leur ruse reste inutile.
M. Marquet se tournant vers l’individu, poursuivit :
— Eh bien, monsieur Jérôme Fandor, puisque vous prétendez être M. Jérôme Fandor, expliquez-nous un peu ce qui s’est passé ?
— C’est bien simple, monsieur le commissaire, j’étais clans la boule, dans la boule en verre, dans cette grande boule lumineuse que tout Paris connaît et qui surmonte le toit des Folies-Bergère, cette sphère n’est pas, fort heureusement d’ailleurs, très solidement assujettie ; il m’est venu l’idée d’en sortir, je me suis agité violemment, j’ai remué dans tous les sens, j’ai fait l’impossible pour la détacher de son piédestal. Je reconnais que je jouais là un jeu dangereux, car si la boule, au lieu de tomber sur le toit, était tombée dans la rue, j’avais mille et une chances de me casser les reins. Heureusement qu’elle est tombée sur le toit, elle l’a même perforé et j’ai dégringolé, assez violemment d’ailleurs pour me faire des contusions et des égratignures, dans la galerie du promenoir des Folies-Bergère. Cette chute m’a quelque peu étourdi, je crois bien que j’ai perdu connaissance et lorsque je suis revenu à moi j’ai trouvé, m’entourant de leurs soins, deux ou trois agents de police qu’assistait d’ailleurs M. Ramiel, qu’on m’a dit être le directeur des Folies-Bergère.
M. Ramiel hochait la tête :
— Tout cela est parfaitement exact, dit-il.
— Mais, reprit le commissaire, comment vous trouviez-vous là ?
— Ah ! fit Fandor – car c’était lui en effet –, voilà la question. Comment je me trouvais là, je ne puis vous le dire.
Et il se renferma aussitôt dans un mutisme absolu. M. Marquet haussa les épaules, il se retourna vers M. Ramiel :
— Voilà, fit-il, toujours la même attitude, cet homme-là ne parlera pas, c’est un simulateur ou un fou, nous n’en obtiendrons rien de plus.
Et il se disposait à quitter le petit local dans lequel Fandor était enfermé depuis deux heures déjà. Le journaliste rappela le commissaire :
— Monsieur…
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Monsieur, j’avais sollicité tout à l’heure de votre obligeance qu’on allât prévenir l’un de mes amis de ma présence ici. Un inspecteur de la sûreté, M. Juve. A-t-on fait droit à ma requête ?
Le commissaire répondit :
— J’en envoyé un agent à l’adresse que vous m’avez indiquée, mais je ne sais pas si M. Juve se dérangera.
Cependant le visage de Fandor s’éclairait :
— Si Juve est chez lui, murmura-t-il et s’il apprend que c’est Fandor qui le demande, je suis bien assuré qu’il viendra.
Fandor, toutefois, fronçait le sourcil. Juve était-il chez lui ?
Le journaliste, désormais seul dans sa cellule, allait et venait en proie à une émotion profonde. D’une main nerveuse, il fouillait sa poche, il tressaillit en y sentant quelque chose de froid qu’il y avait dissimulé. Il était seul, et désormais les angoisses qu’il ressentait se trahissaient par des contractions nerveuses sur son visage.
Or, il venait, en effet, d’un geste machinal de palper l’oreille que quelques heures auparavant Fantômas était venu lui apporter : l’oreille de Juve. Oh, cela était évident, indiscutable et dès lors, si Juve s’était laissé couper une oreille, c’est qu’il était séquestré, immobilisé par Fantômas, comme Fandor venait de l’être lui-même pendant vingt-quatre heures.
— Sale affaire, grommela le journaliste dont les poings se crispaient.
Au bout d’une demi-heure, Fandor, qui demeurait prostré dans le local obscur où il ne percevait aucun bruit et se faisait des réflexions amères, poussa un cri de surprise et de joie.
Dans le couloir voisin il venait d’entendre un pas précipité, il reconnaissait la voix de Juve, un instant après la porte s’ouvrait :
— Juve !
— Fandor !
Les deux amis s’étaient retrouvés, ils s’étreignaient les mains et brusquement tous deux, dans le même geste instinctif, lâchaient leurs doigts, puis les portaient à leur visage.
— Ah nom de Dieu, s’écria Fandor, vous avez vos oreilles, Juve ?
Juve, faisait le même geste, la même réflexion :
— Fandor, tu n’es donc pas mutilé ?
Ils se regardèrent tous deux, stupéfaits d’abord, puis éclatèrent de rire, semblant en proie à une joie folle.
M. Marquet qui assistait à cette scène, tout en se tenant légèrement en ‘arrière, murmura à M. Ramiel qui ne l’avait pas quitté :
— Je me demande ce que tout cela signifie. Seraient-ils aussi fous l’un que l’autre ?
Mais Juve se tourna vers le commissaire :
— Monsieur Marquet, déclara-t-il, je réponds tout d’abord à votre première question : votre prisonnier, puisque c’est un prisonnier, est bien M. Jérôme Fandor, mon ami. Maintenant permettez-moi de vous demander de nous laisser seuls quelques instants. Je me porte garant de M. Jérôme Fandor.
Puis se tournant vers M. Ramiel, il ajoutait :
— Les dégâts qui ont été causés à votre établissement vous seront, monsieur, intégralement remboursés.
Quelques instants après, Fandor et Juve s’entretenant en tête à tête, discutaient avec animation :
— Enfin, Fandor, je te revois, s’écriait le policier tout heureux qui ne se lassait pas de regarder le visage de son ami et de constater qu’il avait toujours ses deux oreilles.
Après s’être rapidement expliqué sur la façon mystérieuse et extraordinaire dont ils s’étaient sauvés l’un et l’autre de Fantômas, lorsque la témérité du bandit les avait attirés en pleine mer sur le rocher du phare de l’Adour, ils en venaient aux mystérieux événements dont ils venaient d’être victimes l’un et l’autre.
Juve apprenait à Fandor l’ultimatum posé par Fantômas et la menace que celui-ci lui avait faite de lui apporter les oreilles du journaliste si Juve ne lui fournissait pas l’adresse de sa fille, Hélène.
La menace avait d’ailleurs eu un commencement d’exécution puisque Juve avait reçu une oreille.
Le journaliste pâlit ; pour toute réponse il tira de sa poche le vestige humain que Fantômas lui avait remis quelques heures auparavant :
— Une oreille droite, dit Fandor.
Abasourdi le policier considérait ce que Fandor lui montrait :
— J’ai reçu l’oreille gauche, déclara-t-il enfin.
Les deux hommes se considérèrent, interdits :
— Mais alors, firent-ils ensemble, puisque nous ne sommes mutilés, ni l’un ni l’autre, c’est qu’il y a une troisième victime.