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Laissant Coquard tout interdit, Delphine, nerveuse, quitta l’établissement.

Non loin du Moulin-Rouge, à quelques pas de la Boîte à Joseph, se trouve encore le Diabolo, un établissement, celui-là, de dernière catégorie, une effroyable boîte où se donnent rendez-vous les miséreux du voisinage, les apaches du quartier et aussi toute la population interlope qui vit de la grande vie des restaurants chics et de onze heures du soir à six heures du matin, côtoie les noctambules.

Le plus souvent on se tient debout au Diabolopour consommer devant le comptoir, tant l’affluence y est nombreuse et tant on passe vite sans s’attarder.

Ce soir-là, cependant, deux hommes ne quittaient pas l’établissement, ils y étaient depuis une bonne demi-heure, ils avaient absorbé au moins une demi-douzaine de consommations variées. Ils avaient des silhouettes caricaturales, et quiconque les voyait une fois ne pouvait les oublier.

C’était d’abord un fleuriste, à la barbe embroussaillée, célèbre dans le quartier par ses bons mots et ses saillies ; c’était Bouzille, l’inénarrable Bouzille, vieux Parisien de pure race, ayant exercé les métiers les plus extraordinaires et les plus différents.

Bouzille buvait en compagnie d’un homme dont les consommateurs se seraient volontiers écartés, s’ils avaient su sa profession. Cet homme, en effet, n’était autre que Barnabé, le fossoyeur du cimetière Montmartre.

Les deux amis, tout en choquant leurs verres avant de les vider, discutaient politique avec animation :

— Moi, proférait Barnabé, terriblement ivre, si j’étais le gouvernement, j’obligerais les bourgeois à payer les retraites ouvrières aux ouvriers à partir de quarante ans.

Bouzille approuva, en ajoutant :

— Seulement faudrait aussi que le gouvernement vende le tabac gratuit.

— Le tabac ? dit Barnabé, je m’en fous, je ne fume pas. Non, si j’étais le gouvernement, ce que je vendrais gratuit et obligatoire, ce serait le demi-setier. Tout honnête homme dans la société moderne doit avoir droit à son demi-setier chaque matin et chaque soir.

— Le fait est, reconnut l’autre, que ce n’est pas de trop.

— La révolution nous donnera cela, vois-tu, mon vieux Bouzille, il est temps d’en finir. Tiens, buvons à sa santé, nom de nom !

Le fossoyeur qui venait de proférer cette dernière exclamation, demeura interdit. Son compagnon, soudain, avait disparu :

— Ah, nom de Dieu ! répéta Barnabé, ça c’est plutôt rosse. Il profite de ce que j’ai du vent dans les voiles et du pèze dans mes profondes pour se débiner sans raquer. Mais je le retrouverai ce salaud de Bouzille et comment que je l’arrangerai si jamais il me tombe entre les pattes.

Bouzille, en effet, s’était éclipsé, et sans dire mot à personne, avait bondi hors du Diabolo. Ce n’était pas uniquement pour laisser à Barnabé la charge totale des consommations. Bouzille était un honnête homme ; or, une demi-heure auparavant, il avait reçu une gratification d’un client pour faire une commission et Bouzille voulait gagner son argent.

Cette commission consistait à dire à Delphine Fargeaux, si comme c’était probable, Bouzille la rencontrait, qu’un homme, un certain M. John, désirait ardemment lui parler et qu’il l’attendrait jusqu’à deux heures du matin à la troisième table à droite, au Moulin-Rouge.

Or, Bouzille, qui, de l’intérieur du Diabolosurveillait la place Blanche, avait soudain vu passer la jeune femme et s’était précipité.

— Écoute voir, Delphine, lui annonça-t-il, il y a un type chic qui veut faire ta connaissance, il m’a chargé de te prévenir, il t’attend, faut profiter de l’occasion.

Delphine, médiocrement satisfaite, toisa l’ancien chemineau :

— Est-ce que j’ai l’habitude d’accepter des combinaisons de ce genre et puis, je me méfie de tes types chics. Pour toi qu’est-ce que ça doit être ?

— Oh protesta Bouzille, je m’y connais, cet homme-là c’est un cocher de bonne maison, j’en suis sûr, il me l’a d’ailleurs dit, et pas cocher d’une maison à la manque, il a servi ces derniers temps chez l’infant d’Espagne, don Eugenio.

Cette dernière déclaration décida Delphine Fargeaux :

— Où dois-je le rencontrer ?

Bouzille précisa le rendez-vous, puis, suivit des yeux la jeune femme qu’il vit s’engouffrer sous la voûte lumineuse descendant au Moulin-Rouge.

Ainsi que l’avait indiqué Bouzille, seul à la troisième table, à droite du restaurant, un homme attendait. Il avait le visage hâlé des gens qui vivent au grand air, une chevelure rousse coupée ras, des favoris descendant jusqu’au lobe des oreilles, il était vêtu avec recherche et l’élégance spéciale qui dénotait sa profession.

Toutefois, quiconque l’aurait examiné aurait été incapable de reconnaître en lui, en ce cocher bien caractéristique, fait sur le modèle de tous les cochers anglais, le Roi du Crime, le Maître de l’Effroi, grimé avec cet art qui n’était qu’à lui.

Le bandit, qui affectait une tranquillité absolue, eut un léger tressaillement de satisfaction lorsque, au bout d’une heure et demie d’attente, il vit apparaître à l’entrée de la salle Delphine Fargeaux. Il se leva, lui fit un signe imperceptible que cependant la jeune femme remarqua, puis tous deux s’installaient, se regardaient, gênés, embarrassés, comme lorsque deux inconnus se trouvent ensemble et ne savent que se dire.

Le cocher John, puisque c’est sous ce nom que Fantômes se présenta, venait de faire apporter une bouteille de champagne et Delphine qui le considérait attentivement s’emballait aussitôt sur lui, se disant qu’assurément si cet homme-là n’était pas un vulgaire cocher, il lui plairait par ses belles manières et son allure.

Cependant, Fantômas, avec une remarquable habileté, incitait Delphine Fargeaux à faire très insensiblement un retour en arrière sur son existence passée. À quelques allusions discrètes, Delphine comprit que le cocher était au courant de son existence antérieure, savait qu’elle avait été mariée, châtelaine de ce que l’on appelait dans les Landes le château de Garros, et dès lors, le cocher John flattait la jeune femme en affectant d’avoir pour elle une grande et respectueuse admiration.

Delphine Fargeaux avait une certaine vanité et tirait volontiers gloire de son passé. Elle ne s’étonnait pas que le cocher John en eût connaissance puisqu’il était cocher de l’infant. À un moment donné Delphine, avec une pointe d’amertume, déclara :

— Dire qu’au lieu d’être ce que je suis, j’aurais pu être infante d’Espagne.

— Vraiment ? fit le cocher, l’air interloqué.

Et dès lors, Delphine, rendue bavarde par l’effet du champagne, racontait à son interlocuteur les extraordinaires aventures auxquelles elle avait été mêlée.

Don Eugenio l’avait aperçue à la chasse, s’était épris de ses charmes, s’était juré d’en faire sa maîtresse ; Delphine Fargeaux ne demandait pas mieux, l’infant lui plaisait et puis, c’était un grand seigneur. Alors que tout devait s’arranger pour le mieux, une femme mystérieuse survenait soudain et, volontairement ou non, barrait la route à Delphine Fargeaux, s’interposait entre elle et l’infant, finalement, était enlevée en son lieu et place par les hommes du grand d’Espagne.

Fantômas, intéressé par cette aventure qui remontait à deux mois à peine, interrogeait :

— Cette femme qui était-elle ?

Delphine Fargeaux proféra son nom :

— Hélène, dit-elle, je la connaissais sous le nom d’Hélène.

Et, parlant plus bas, elle ajouta :

— J’ai appris qu’elle était la fille du plus terrible bandit qui soit au monde, la fille de Fantômas.

Pas un muscle du visage de l’interlocuteur de Delphine ne bougea et cependant Fantômas éprouvait une violente émotion. Il se contenta d’interroger d’une voix calme, qu’il voulait rendre indifférente :

— Enlevée, m’avez-vous dit ? cette Hélène a été enlevée par l’infant d’Espagne et conduite où ?

— Je ne sais pas, mais je suppose que don Eugenio a dû l’emmener là où il était convenu que j’irais moi-même, dans ses appartements privés, au palais de l’Escurial.