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— Ah non, fit-il, rien à faire, t’es trop moche.

Et il ajouta, fier de lui-même :

— On en a d’autres, et mieux que ça !

La femme ne se vexait pas de cette marque de mépris, mais elle revenait à la charge. C’était une femme âgée, aux allures misérables, elle prit le fossoyeur par le bras.

— Viens, dit-elle d’une voix étranglée par l’émotion, que je te montre quelque chose.

Barnabé se laissait entraîner, traversait le pont et, sous la conduite de cette femme, allait s’accoter à la balustrade opposée du côté donnant sur la partie ouest du cimetière, qui s’étend à perte de vue dans la direction de Clichy.

Ils demeurèrent quelques instants immobiles, attentifs, son étrange interlocutrice ne prononçait pas une parole :

— Eh bien, de quoi ? fit Barnabé, qui commençait à s’impatienter.

La femme ne bougeait point, et le fossoyeur allait l’interroger encore, lorsque sa compagne, étendant le bras dans la direction du cimetière, murmura d’un ton angoissé :

— Regarde, nom de Dieu, regarde.

Barnabé, de son œil vague, obéit. Tout d’abord il ne voyait rien, mais ses yeux, peu à peu, s’habituaient à l’obscurité, parvenaient à la fouiller. Soudain il s’écria :

— Ah bon Dieu de bon Dieu !

Puis il se sentit pâlir. La vieille femme cependant se serrait contre lui :

— J’ai peur, balbutiait-elle, qu’est-ce que c’est ?

À son tour, Barnabé prononça des paroles vagues, incompréhensibles, il se cramponna à la balustrade du pont, voulut détourner la tête, cesser de regarder ce qu’il voyait, mais ses muscles ne lui obéissaient pas et ses yeux dilatés par l’épouvante continuaient à contempler fixement le spectacle qui s’offrait à eux.

— Là, là, désignait la vieille femme. Le vois-tu encore ?

— Je le vois, répliqua Barnabé que la vision extraordinaire dégrisait peu à peu.

Le fossoyeur et sa compagne pouvaient être surpris, étonnés, abasourdis.

Dans le mystère du cimetière, soudain ils avaient vu surgir une forme vague, imprécise d’abord, qui, peu à peu, se silhouettait plus nettement. Une tête leur était apparue, une tête humaine, blafarde et glabre, dont la moitié était toute noire, alors que l’autre moitié apparaissait blanche. Puis, un corps s’était dessiné, un corps vêtu d’habits vraisemblablement ; sur la poitrine c’était encore une tache blanche, affectant la forme d’un plastron de chemise, cependant que des membres humains constituant le reste du corps semblaient également dissimulés sous des vêtements noirs. Aux extrémités des bras pendaient deux mains toutes blanches et immobiles. Cette apparition se déplaçait, sans paraître marcher, avec des mouvements doux, indéfinissables ; tantôt la vision éclairée par le reflet des becs de gaz, s’affirmait nettement, tantôt au contraire elle devenait invisible. On la croyait partie, elle réapparaissait quelques secondes après, surgissant derrière un caveau, se dressant au-dessus d’une tombe, glissant entre deux monuments, passant sous le feuillage épais d’un arbre.

— Cré nom de nom ! répétait Barnabé qui sentait une sueur froide couler le long de ses joues, c’est un revenant, un fantôme, cré nom, j’ai jamais eu le trac dans ma vie, et ce coup-ci, je commence à avoir les foies !

Il voulait fuir ce spectacle extraordinaire. Impossible. Sa compagne, en proie à l’émotion que l’on devine, poussait des hurlements, appelait au secours.

Quelques passants s’étaient approchés, cherchaient à comprendre ce qui motivait l’agitation de ces deux personnages, puis quelqu’un d’abord, deux ou trois personnes ensuite, comme Barnabé et la vieille femme aperçurent l’étrange apparition en train d’évoluer dans le cimetière.

Rapidement, la foule grossissait. Quelle émotion sur le pont Caulaincourt ! On s’attroupait. Les voitures avaient peine à passer. Des cochers tempêtaient, cependant que les conducteurs d’automobiles, impatients de poursuivre leur course folle à travers Paris, faisaient ronfler leurs moteurs et retentir leur corne d’appel.

La police – enfin intriguée – arriva sur les lieux, s’efforça de rétablir la circulation. En vain. Les agents ne comprenaient pas les explications qu’on leur fournissait dans l’assistance :

— Il y a des voleurs dans le cimetière, disaient certains, cependant que d’autres, plus troublés, plus émotionnables aussi sans doute, affirmaient :

— Non, ce sont des revenants, ce sont les morts qui reviennent.

Les agents indécis ne savaient que faire. Ils se contentaient de pousser, avec une patiente énergie, ceux qui s’obstinaient à stationner.

Mais on leur obéissait avec peine. Puis une femme tomba par terre, eut une crise de nerfs, on s’empressa autour d’elle, on faillit l’étouffer en voulant lui prodiguer des secours. Quelques personnes se dévouant la descendirent vers le boulevard pour la conduire dans une pharmacie. Elle avait certainement vu, celle-là, vu le fantôme. D’ailleurs plus nombreuse devenait la foule, plus on acquérait la certitude que les deux premiers témoins de ce spectacle inadmissible, n’avaient pas été l’objet d’une hallucination. À un moment donné, une clameur angoissée retentit et la foule, se bousculant, recula de la balustrade, courut au côté opposé. Tout le monde venait de voir le spectre se rapprocher, venir au pied du pont puis disparaître dessous. Quelques jeunes gens plus audacieux que les autres dégringolaient rapidement le petit escalier qui, du pont Caulaincourt, conduit à l’avenue Rachel. Suivis par d’autres, ils se rapprochaient de l’entrée du cimetière. La grosse porte de fer était close depuis longtemps, cependant on y carillonnait. Le tintement clair de la sonnette résonna dans un silence impressionnant.

— Il faut faire une perquisition tout de suite, avertir la police, avait suggéré quelqu’un.

En attendant on réveillait le gardien. Au bout de quelques instants une petite porte sur le côté s’entrebâillait, un homme à demi vêtu, les yeux encore bouffis de sommeil, apparaissait. Il recula épouvanté à la vue de la foule massée dans l’avenue Rachel.

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’il y a ? interrogea-t-il.

 En vain lui aussi s’efforçait-il de comprendre les explications qu’on lui donnait, il répéta, machinalement, les paroles en apparence incohérentes qui retentissaient à ses oreilles :

— Des voleurs ? des spectres ? des revenants ? qu’est-ce que vous me chantez là ?

L’homme poussa un cri, agita les bras, protesta :

— Non, non, on n’entre pas, c’est défendu.

Mais en vain, cherchait-il à s’interposer. La foule envahit le cimetière et par la porte ouverte les gens s’introduisirent en masse dans la nécropole.

Il y avait là des élégants, des fêtards en habit coiffés de hauts-de-forme et qui ricanaient, serrant de près des femmes aux toilettes tapageuses avec lesquelles ils venaient de boire dans les établissements de nuit de Montmartre.

Au milieu d’eux grouillait une troupe miséreuse de pauvres gens mal vêtus, de vieilles déguenillées, d’hommes à face patibulaire. Et tout ce monde-là fraternisait, se rapprochait, semblait d’accord pour atteindre un même but : on voulait à toute force visiter le cimetière, savoir, avoir la clé de l’énigme qui préoccupait tout le monde depuis déjà plus de trois quarts d’heure.

Les agents, impuissants à mater la foule, s’étaient résignés à la suivre et les deux sergents de ville qui avaient été attirés par l’attroupement du pont Caulaincourt, pénétrèrent, eux aussi, dans le cimetière. Barnabé, moins ivre qu’une heure auparavant, semblait diriger la marche des gens qui, désormais troublés par le silence impressionnant des tombes et quelque peu gênés par le voisinage des caveaux mortuaires, semblaient de moins en moins désireux d’aller plus avant au fur et à mesure qu’on avançait. Une petite femme, qui n’avait pas lâché le bras de son ami, après avoir été des plus acharnées à pénétrer dans le cimetière, se roidit contre l’émotion et supplia, tremblante :

— Allons-nous-en.

Son compagnon ne demandait pas mieux que de la satisfaire ; il regrettait aussi de s’être ainsi avancé, il fit volte-face avec sa compagne. Ce mouvement semblait être un signal, et bon nombre de ceux qui s’enfonçaient dans l’obscurité froide du champ de repos les imitaient, reculaient, s’en allaient, regagnaient avec satisfaction le monde des vivants.