Et, au bout de quelques minutes, ce que les agents avaient été impuissants à obtenir, la solennité tragique du voisinage de la mort le réalisait. Comme par enchantement, le cimetière se vidait et il ne restait plus que quelques personnes assez acharnées, assez audacieuses, pour continuer la marche en avant, pour poursuivre les recherches.
Il y avait là toujours Barnabé, les agents, le gardien du cimetière qui n’était pas encore revenu de sa stupéfaction et s’affolait à l’idée du scandale que constituait cette invasion nocturne. Il y avait aussi deux messieurs bien habillés, quelques pierreuses au visage tragique, un homme aux allures de domestique de bonne maison, le cocher John.
Celui-ci, toutefois, ne tardait pas à disparaître. Quant à la vieille femme que l’on avait vue à côté de Barnabé et qui, la première, avait signalé l’apparition du spectre, elle s’était depuis longtemps éclipsée.
Le cimetière semblait plongé dans la tranquillité la plus absolue. On n’entendait plus rien et les bruits de la ville, déjà lointains, n’y parvenaient que très atténués. Des bouffées d’air froid semblaient surgir du fond de la terre, s’échapper de mystérieuses ouvertures ménagées à l’entrée des caveaux.
Cependant, la petite troupe restée dans le cimetière s’enhardissait peu à peu. Depuis quelque temps déjà, on n’avait rien remarqué d’insolite, et la vision qui avait stupéfié tant de monde paraissait s’être évanouie définitivement. On venait de passer sous le pont Caulaincourt et, machinalement, les gens quittant l’avenue de l’Ouest, s’avançaient vers le fond du cimetière, lorsque soudain ceux qui marchaient les premiers, poussèrent une exclamation et s’arrêtèrent brusquement :
— Le voilà, murmurèrent-ils. Encore le fantôme.
Il y eut un mouvement de désordre, on hésitait. Allait-on fuir ou continuer à s’avancer ?
Le gardien du cimetière, plus aguerri peut-être que les autres, eu égard à sa profession et à l’accoutumance qu’il avait contractée de vivre comme chez lui parmi les morts, s’était mis au premier rang et, prenant le bras de Barnabé, il l’entraînait avec lui.
— Viens voir, dit-il, c’est pas possible, il faut tirer cette affaire au clair.
Barnabé n’était pas plus rassuré que cela, d’autant qu’il venait de remarquer quelque chose qui n’était guère pour lui convenir.
La dernière apparition du spectre mystérieux venait de se produire à droite du carrefour de l’avenue de l’Ouest. Or Barnabé savait que c’était là que se trouvait le caveau de la famille de Gandia, que c’était là que, quelques jours auparavant, on avait enseveli la bière remplie de sable dont il avait si mystérieusement dissimulé le contenu au commissaire des morts, d’accord avec le père Teulard. S’agissait-il là d’une pure coïncidence, ou bien alors fallait-il y voir un rapprochement avec cette louche aventure ?
Barnabé se laissa entraîner par le gardien. Il se rapprocha de l’endroit où le spectre venait d’apparaître, mais dont il avait aussitôt disparu. Avec les agents et quelques personnes, il fit le tour du caveau de la famille de Gandia. Les investigations se poursuivaient sans le moindre résultat. Décidément, le spectre, s’il y en avait un, semblait s’être évanoui pour de bon, ou alors il avait fui devant l’attitude énergique de ceux qui semblaient décidés à le poursuivre.
Pendant quelques minutes, les uns et les autres cherchèrent dans l’entourage des tombes et des caveaux, lorsque soudain un cri de surprise s’éleva un peu plus loin. On accourut, on se trouva en présence d’un homme que déjà l’on avait remarqué à l’entrée du cimetière, se mêlant à la foule qui voulait y pénétrer. Puis, cet homme avait disparu, mais on le reconnaissait maintenant. Barnabé, les agents se souvenaient de lui, c’était le domestique de bonne maison, c’était le cocher qui avait été, lui aussi, des premiers à découvrir le spectre du pont Caulaincourt.
Cet homme, insoucieux des questions qu’on lui posait, n’y répondait point. Il demeurait à demi penché vers le sol, regardait avec la plus grande attention quelque chose qui gisait par terre, précisément au pied du monument funéraire de la famille de Gandia.
Le gardien du cimetière se pencha et prit dans ses mains quelque chose d’insolite, qui se trouvait sur le sol. On se précipita autour de lui pour voir, chacun s’exclama :
— Des vêtements.
C’étaient des vêtements, en effet. Il y avait là un pantalon d’homme, un gilet largement échancré, une chemise blanche molle et une sorte d’habit noir, d’une coupe excellente. Le drap était d’une finesse extrême. À en juger par leurs dimensions, les vêtements allaient à un homme de taille moyenne, mais cependant, à les toucher, il semblait qu’ils devaient « fondre » dans la main, pouvoir se plier et se dissimuler dans une poche, tant ils étaient souples et peu consistants.
On s’efforçait de les étendre. Ils avaient été chiffonnés, on voulait leur rendre leur forme première. Aidé du fossoyeur et du gardien, le cocher y parvint. Sur la pierre tombale la plus voisine, on avait étendu cette étrange dépouille masculine et, dès lors, les assistants poussaient un murmure de stupéfaction : c’étaient bien là les vêtements que portait le spectre qu’ils avaient vu. Ils avaient les habits du revenant, mais qu’était devenu celui-ci, comment avait-il pu disparaître ?
Pendant une bonne heure encore, on fouilla le cimetière. Ce fut en vain. Les gens qui perquisitionnaient dans la nécropole en furent pour leur curiosité et leur angoisse ; depuis qu’il avait abandonné ses vêtements aux vivants, le fantôme ne réapparaissait plus.
Qu’est-ce que tout cela signifiait ?
Découragés, lassés, troublés aussi par cette heure mystérieuse, affolante qu’ils venaient de vivre, les uns et les autres avaient hâte de s’en aller,
— Pourvu, proférait le gardien du cimetière, qu’il n’y ait pas de scandale.
Et il s’efforçait d’expliquer la présence de ces vêtements, en affirmant naïvement :
— C’est quelqu’un qui, en passant, a dû les oublier là.
On faisait semblant d’être de son avis, on hochait la tête, et les agents eux-mêmes, satisfaits de voir que personne dans la foule ne tenait à soutenir l’opinion première, à savoir que l’on avait bien vu une apparition surnaturelle, se rangeaient à l’avis du gardien. L’un d’eux affirma, sentencieux :
— C’est pas la peine de faire une histoire avec cet incident, comme vous le dites, monsieur le gardien, c’est sûrement des vêtements qu’un passant a oubliés dans le cimetière, ou, alors, des habits qu’un farceur a jetés par-dessus le pont. On ne fera pas de rapport pour une semblable bêtise.
Cette déclaration faite, les agents se retiraient, regagnaient rapidement l’avenue Rachel. Le gardien referma sa porte, après avoir recommandé à Barnabé :
— Tâche de tenir ta langue, mon vieux, inutile d’ébruiter cela.
Barnabé hocha la tête, certifia que tel était bien son avis. Et, en effet, pour rien au monde, le fossoyeur qui, cependant, était effroyablement troublé, n’aurait été désireux d’attirer encore l’attention sur le phénomène incompréhensible dont il avait été, pour ainsi dire, le premier témoin.
10 – PRISONNIER DE FANTÔMAS
Juve venait de pénétrer dans le petit cabinet qui lui était réservé à la Préfecture de police et qui formait en quelque sorte son bureau particulier.
Grâce à ses nombreuses enquêtes policières, grâce à sa renommée, à sa popularité, à l’estime toute particulière où le tenaient ses chefs, Juve jouissait d’une liberté absolue et n’avait jamais à justifier de l’emploi de son temps. Quand il passait à la Préfecture, c’était fort bien. Quand il n’y passait pas, nul ne s’en étonnait, car on savait que, comme toujours, la raison de son absence était une enquête difficile, une poursuite périlleuse.