Juve, ce jour-là, en arrivant, avait trouvé au bureau un formidable amoncellement de courrier, disposé sur sa table par petits tas bien réguliers.
— Oh, oh, s’écria-t-il, en examinant, sans y toucher, les piles de lettres, il y a décidément bien des gens qui éprouvent le besoin de me faire des confidences. Si jamais j’entreprends de lire toutes ces lettres, j’en ai pour huit jours de travail.
La perspective souriait peu à Juve et il hésitait à commencer ce dépouillement, lorsqu’il se prit à sourire.
— Que je suis bête, murmurait-il. Parbleu, les lettres anciennes ne sont plus intéressantes. Les lettres récentes seules peuvent m’apprendre quelque chose d’utile. Les lettres anciennes, ce sont assurément celles qui sont recouvertes d’une épaisse couche de poussière, je les laisserai de côté. Mais voyons sans plus tarder le courrier de ces derniers jours.
Juve s’était débarrassé de son chapeau, avait jeté son pardessus sur une chaise. Il alluma une cigarette, commença d’ouvrir sa correspondance.
Le courrier de Juve était une chose curieuse, tragique aussi. Il y avait de tout dans les lettres que l’on envoyait au célèbre policier. Des correspondants anonymes le suppliaient de s’occuper de certaines affaires dont ils lui signalaient, avec une remarquable maladresse, les détails qui leur semblaient mystérieux. D’autres l’appelaient au secours. D’autres encore, et ceux-là, il n’était pas besoin de chercher longtemps, pour deviner leur qualité d’apaches, lui faisaient d’épouvantables menaces.
Juve avait déjà dépouillé une bonne partie de sa correspondance récente lorsqu’il tomba sur une toute petite enveloppe, presque une enveloppe de carte de visite où, d’une écriture renversée, ferme et intelligente, on avait tracé à l’encre rouge :
Pour Monsieur Juve, inspecteur de police, et pour lui seul.
— Bigre, fit Juve, en considérant cette enveloppe, le particulier qui a écrit ça m’a l’air de tenir à la discrétion. Encore une histoire de femmes, sans doute.
Juve se leva, alla chercher dans la poche de son pardessus une nouvelle cigarette, revint à sa table de travail, et, sans se dépêcher, l’esprit ailleurs, ouvrit la petite enveloppe qu’il avait d’abord repoussée.
Il en tira une feuille de papier visiblement détachée d’un carnet, une feuille de papier assez commune quadrillée de bleu en tous sens.
— Mon correspondant n’est pas riche, sourit Juve en ouvrant la lettre.
Tiens, que se passait-il ? La feuille de papier tremblait maintenant dans sa main, il mordait ses lèvres, il ponctua sa lecture d’un furieux juron quand il l’eut terminée :
— Ah, crédibisèque, qu’est-ce que cela veut dire ?
Il se tut quelques instants, puis il répéta :
— C’est à devenir fou, En tout cas, je dois y aller voir.
Juve marchait de long en large dans son bureau, les mains derrière le dos, la tête penchée en avant, puis sembla prendre une résolution. Il bondit plus qu’il ne courut vers son pardessus, l’enfila avec une rapidité fébrile, puis s’arrêta net, demeurant immobile :
— Ah ça, murmura Juve, je deviens fou, c’est par trop violent, comment aurait-il pu jeter cette lettre à la poste ?
Juve revenait sur ses pas, s’approcha de son bureau, reprenait la lettre qui l’avait si fort ému et il relut à voix haute et intelligible :
Monsieur Juve,
Je suis aux mains de Fantômas, prisonnier de ce sinistre bandit Sans doute, je suis condamné à mort. En tout cas, dès maintenant, le misérable me fait subir d’affreux sévices. J’ai été mutilé, on m’a coupé les deux oreilles. J’ignore ce que demain me réserve, chaque jour je m’attends aux plus horribles supplices, sauvez-moi monsieur Juve. Je vous écris avec mon sang, sauvez-moi. Où suis-je ? je ne sais trop. J’ai entendu dire que ma prison s’appelait le Château Noir. Cela ne doit pas être loin de Rambouillet. Enfin j’ai confiance en vous. Si vous pouvez venir, venez, vous arracherez à une mort trop certaine, votre affectionné
Backefelder.
Juve, ayant lu, murmurait :
— Backefelder, c’est Backefelder qui m’envoie cela ? mais c’est impossible voyons, pourquoi Backefelder serait-il torturé par Fantômas ? Sans doute, Fantômas sait qu’il est riche, il le sait millionnaire, mais ce n’est pas en le torturant qu’il en tirera de l’argent. De plus, Backefelder a rendu des services à Fantômas. Et puis, enfin, comment, mon Dieu, Backefelder m’aurait-il envoyé cette lettre ?
Les deux oreilles coupées provenaient donc de l’ex-ambassadeur de Fantômas ? songea-t-il.
Puis, avec la brusquerie qui lui était coutumière, Juve enfonça son chapeau sur sa tête, sortit de son cabinet de travail dont il claqua la porte, quitta la Préfecture de Police.
Juve longea le quai sur quelques centaines de mètres, tourna dans la caserne de Gardes Républicains qui se trouve en face du Palais de Justice et dans la cour de laquelle sont installés les laboratoires officiels de la ville de Paris.
Juve, connu comme il l’était, obtint aussitôt d’être mis en présence de l’un des savants qui dirigent le Laboratoire municipal. D’un geste brusque, car il était sous le coup d’un énervement profond, il tendit au maître de la science la lettre qu’il venait de recevoir.
— Ne lisez pas, disait-il, ce qu’il y a d’écrit n’a aucun intérêt. Je voudrais savoir seulement si réellement cette lettre a été écrite avec du sang.
Le savant s’inclina sans répondre, et commença à préparer un réactif.
Quelques instants plus tard, il se tournait vers Juve :
— Il n’y a aucun doute à avoir, c’est bien du sang qui a servi à écrire cette lettre, et du sang humain.
— Je vous remercie.
Juve avait déjà pivoté sur ses talons et sans même dire au revoir au savant qui pensait à part lui : Quel original ! il quittait le laboratoire.
Dehors, Juve avisait un taxi-auto :
— Combien pour me mener à Chevreuse ?
Le chauffeur demandait cent francs.
— Allez, répondit Juve.
Et il se jeta sur les coussins de la voiture.
Juve n’hésitait nullement à se rendre à Chevreuse, pour la bonne raison qu’il connaissait parfaitement ce que Backefelder, dans sa lettre, appelait : le Château Noir. Jadis, à la suite d’une fracture qu’il avait reçue au cours d’une arrestation périlleuse, alors qu’il n’était encore que tout jeune brigadier attaché au service des garnis, Juve avait été se reposer quelques jours dans la délicieuse vallée de Chevreuse.
Comme il était naturel de sa part, il avait alors passé son temps à étudier le pays. Et il se rappelait parfaitement que les paysans désignaient sous le nom de Château Noir une vaste propriété entourée de hauts murs, alors abandonnée.
— Parbleu, se disait maintenant Juve, il ne doit pas y en avoir des quantités, de Châteaux Noirs dans les environs. C’est le hasard qui me sert pour une fois, ce doit être là que Backefelder est enfermé. Si vraiment Backefelder est prisonnier…
Le taxi-auto qu’avait pris Juve était par exception en parfait état de marche. Sans incident ni ennui, il amenait Juve jusqu’à quelques kilomètres du Château Noir et le policier, quittant la voiture, paya puis s’enfonça à pied dans les bois qui allaient lui permettre d’approcher du Château Noir sans se montrer.
Il était à cet instant près de trois heures après-midi, la lumière du soleil inondait les champs. Juve hésita quelques instants. Devait-il tenter d’entrer dans le château avant la nuit tombée ? puis il se décida, après réflexion, à agir au contraire le plus vite possible.
— Marchons, marchons, se répétait-il. De deux choses l’une : ou je cours à un piège de Fantômas, ou je cours sauver Backefelder. Si je veux sauver Backefelder, il faut que j’arrive le plus vite possible. Qui me dit que le malheureux ne compte pas les secondes en m’attendant ?
Juve s’orientait facilement grâce à une prodigieuse mémoire des lieux, et il parvint sans encombre à l’enceinte même du Château Noir. Rien n’avait été changé depuis que Juve avait passé quelque temps dans la vallée de Chevreuse. La propriété était toujours à l’abandon, des lierres grimpants recouvraient presque les murailles, le parc que l’on apercevait par moments, à travers les petites portes grillées paraissait inculte, envahi par les mauvaises herbes et la broussaille.