Fandor comprit aussitôt :
— C’est là que Fantômas me donne rendez-vous, évidemment, la chose est claire, mais dans le cas où je pourrais savoir l’adresse d’Hélène à laquelle il semble tenir si fort – pas autant que moi cependant – à qui devrai-je communiquer le renseignement ?
Une nouvelle projection répondait à la question mentale que se posait Fandor. L’appareil cinématographique, évidemment placé de l’autre côté du mur de la pièce, projetait le portrait très agrandi d’une femme à l’altière beauté, à la silhouette élégante.
— L’écuyère de Grenelle.
Le journaliste reconnaissait en effet fort bien la femme. C’était celle qu’il avait aperçue pour la première fois lors de la bagarre de l’omnibus Auteuil-Saint-Sulpice, celle qu’il avait d’abord prise pour Hélène en la voyant s’élancer si hardiment sur le cheval échappé au palefrenier, puis, qu’il avait identifiée ensuite pour être une sorte de danseuse espagnole égarée dans le monde des apaches, où on la connaissait sous le nom de La Recuerda.
Et désormais, Fandor, résumait ainsi la situation :
— Parbleu c’est clair ! Demain soir, il faudra que je retrouve cette femme à onze heures trois quarts, à la Boîte à Joseph, que je lui donne l’adresse de l’endroit où se trouve Hélène, sans quoi Fantômas, impitoyable, mettra sa promesse à exécution et Juve périra.
Depuis dix minutes déjà, la chambre de Fandor était replongée dans l’obscurité et le journaliste apeuré ne bronchait pas. Soudain, comme mû par un ressort, il bondit à sa fenêtre, en écarta les battants violemment, sauta sur la gouttière, atteignit le toit.
— Je suis fou, pensait-il, de ne m’être pas précipité à la poursuite du mystérieux opérateur qui m’a fait voir cet odieux spectacle. Ce ne pouvait être que Fantômas.
« Hélas, se dit Fandor, cependant que d’un coup d’œil désolé, il embrassait l’ensemble des toitures, hélas, il a dû fuir, disparaître depuis longtemps.
Et le journaliste baissant la tête, regagna sa chambre.
***
Il était dix heures du matin et Jérôme Fandor, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, arpentait d’un pas rapide l’interminable rue de la Croix-Nivert. Il longeait, préoccupé, troublé, le mur de l’immeuble appartenant aux Pompes funèbres, puis, parvenu à l’entrée du lugubre établissement, où il sonnait, il attendit quelques instants. Un serviteur en livrée noire à boutons d’argent vint lui ouvrir, s’inclina très bas, et, sans demander au journaliste les motifs de sa visite, l’introduisit dans un petit salon placé tout à proximité de la porte d’entrée.
— Que monsieur, dit-il, veuille bien patienter une minute, on va venir tout de suite se mettre à sa disposition.
D’un regard machinal, Fandor étudia la pièce où il se trouvait. Elle était meublée sobrement à l’anglaise et paraissait être un petit salon d’attente comme il y en a dans les banques de bon ton. Toutefois, les opérations commerciales traitées par la maison se révélaient immédiatement par la nature des croquis et des gravures qui ornaient les murs. C’étaient dans des cadres de verre, invariablement, des photographies de corbillards de toutes natures, de toutes catégories. Il y avait là des voitures attelées de quatre chevaux recouverts de grandes robes noires, ces véhicules étaient surchargés de draperies, surmontés de panaches. D’autres gravures représentaient des corbillards moins élégants et enfin, on finissait par en découvrir de très simples.
Une porte s’ouvrit. Quelqu’un se présenta à lui, un jeune homme blond et pâle, au visage distingué, aux vêtements de coupe irréprochable :
— Permettez-moi, fit le nouveau venu, de me présenter à vous, monsieur, je suis le marquis Ange de Villars, directeur de la maison. Je me doute des circonstances douloureuses qui vous amènent à solliciter mon concours, soyez assuré que…
Fandor interrompit l’élégant personnage :
— Je vous demande pardon, monsieur, fit-il, je ne viens pas pour un enterrement, mais pour vous demander la faveur de m’autoriser à voir de toute urgence une personne employée dans votre administration. Il s’agit de M me Delphine Fargeaux à laquelle j’ai une importante communication à faire.
— S’il s’agit d’une affaire de service, monsieur, je suis là pour répondre au nom de mes employés.
— C’est pour une affaire personnelle, monsieur, strictement personnelle. Je vous en prie, accordez-moi la faveur que je sollicite.
— C’est entendu, fit le marquis Ange de Villars, qui se retira, ayant cérémonieusement salué le journaliste.
Quelques instants après, Delphine Fargeaux arrivait, stupéfaite, de voir Fandor.
— Monsieur, demanda-t-elle, pour quel motif… ?
Mais Fandor, sans s’attarder à des préliminaires, entrait dans le vif du sujet.
— Madame, fit-il, vous voyez devant vous quelqu’un que torture une angoisse profonde. Peut-être avez-vous entendu parler des extraordinaires aventures qui, depuis plusieurs années bouleversent mon existence. Il me faut aujourd’hui savoir à tout prix ce qu’il est advenu d’une personne à laquelle je m’intéresse énormément, tenez, je vais tout vous dire, il s’agit d’une femme que j’aime, d’une jeune fille qui s’appelle Hélène.
— Hélène, la fille de Fantômas ? s’écria Delphine Fargeaux.
— Vous la connaissez, n’est-ce pas ? Je sais par Juve, d’ailleurs, qu’il y a quelques mois, son existence a été liée à la vôtre. Je vous en prie, madame, dites-moi tout, absolument tout ce que vous pouvez savoir d’elle.
L’émotion de Fandor était si sincère, si communicative, que Delphine Fargeaux eut pitié de lui.
Elle raconta à Fandor les événements qui lui étaient survenus, les tragiques circonstances dans lesquelles son frère, puis son mari, avaient péri, victimes indubitablement de Fantômas, puis elle précisait l’enlèvement d’Hélène par l’infant d’Espagne, et enfin, prenant des précautions pour ne point trop émouvoir le journaliste, elle lui dit ses craintes, au sujet de la mort de cette mystérieuse personne que don Eugenio avait fait enterrer sous le nom de Mercédès de Gandia.
À la fin de ce récit, Fandor était blême, mais il y avait dans ce cœur généreux des trésors d’énergie. Il remercia sincèrement Delphine Fargeaux de ce qu’elle venait de lui dire et se précipita comme un fou hors du macabre établissement que dirigeait le marquis Ange de Villars.
Une demi-heure plus tard, Fandor carillonnait à la porte de l’hôtel de l’infant d’Espagne, rue Erlanger. La rue était déserte, les abords de l’hôtel silencieux, l’intérieur de la demeure restait muet.
Fandor, le visage contracté, mordant ses lèvres pour dissimuler son émotion, sonna pendant un quart d’heure.
Le journaliste ne se résignait pas. Il carillonna encore, s’écarta de la maison en scrutant du regard les abords. Soudain quelqu’un l’interpella. C’était un cantonnier :
— Vous perdez votre temps, jeune homme, proféra celui-ci, il n’y a personne. Les patrons et les domestiques sont partis depuis quelques jours.
— Ah, fit Fandor, d’un air si désolé que le cantonnier s’en aperçut.
— Ça vous embête, hein ? vous auriez voulu les voir ces gens-là ?
— Oui, déclara Fandor, qui, dans l’espoir que ce cantonnier pourrait le renseigner, se faisait loquace. On m’a promis une place chez l’infant d’Espagne.
— Une place ? Vous n’avez pourtant pas l’air d’un domestique.
— C’était une place d’employé, de secrétaire.
— Ah oui, fit le cantonnier, probablement que vous êtes comptable de votre métier ?
— C’est cela, fit Fandor. Renseignez-moi donc un peu. Quelqu’un, m’a-t-on dit, est mort dans la maison tout récemment ?
— Oui, même que l’enterrement a été superbe. Seulement ça m’a donné du travail. Parce que les Pompes funèbres ont fait des dégâts. Ils ont creusé la chaussée et laissé des bouts de fleurs partout.
— Connaissiez-vous la personne que l’on a enterrée ?
— Je la connaissais pour l’avoir vue deux ou trois fois quand elle venait voir l’infant d’Espagne. C’était sa nièce qu’on m’a dit.