— Juve, Juve, je vous défends d’agir ainsi, je ne veux pas acheter ma liberté au prix d’un crime et ce serait un crime que de vous autoriser à tenter ce que vous voulez tenter. D’abord, il y a vingt chances pour une que vous manquiez le câble et que vous vous tuiez. Ensuite, même si vous pouviez y arriver, il n’y aurait que l’un de nous deux qui pourrait s’échapper. N’oubliez pas, Juve, que, dès que l’un de nous aura sauté par la fenêtre, l’ascenseur remontera.
— Celui qui s’en ira, ce sera vous, Backefelder.
— Non, non, jamais !
— Je vous en demande bien pardon ! Mon cher Backefelder, j’ai toujours considéré que le suicide était une déplorable lâcheté, mais tout de même, je vous annonce que je vais me suicider immédiatement, sous vos yeux, si vous n’acceptez pas de vous enfuir. Backefelder, vous allez me jurer sur l’honneur qu’au moment où l’ascenseur sera de niveau avec la petite fenêtre, vous vous enfuirez. Si vous ne me le jurez pas, je vous jure, moi, qu’à la minute même, je me précipite dans le vide. Quand je me serai tué en tombant à côté de vous, vous n’aurez évidemment pas de scrupule à vous enfuir en abandonnant mon cadavre.
— Mais, Juve…
— Il n’y a pas de « mais », riposta le policier. Choisissez et donnez-moi votre parole d’honneur. Dans un cas, je me tue et je vous sauve. Dans l’autre, je vous sauve et je ne me tue pas, ce qui fait que, peut-être, vous pourrez aller chercher du secours, prévenir Fandor, amener de la police et, non seulement me tirer des mains de Fantômas, mais encore m’aider à me venger du bandit.
— Soit, déclarait l’Américain, j’accepte votre offre généreuse, Juve. Risquez la mort pour moi, mais, en tout cas, je vous le jure, à partir de cette minute, ma vie vous appartient.
Juve ne répondit pas. Bien décidé à tenter la périlleuse aventure, il élargissait l’ouverture creusée dans sa muraille pour être mieux à même de prendre son élan.
Sur le plateau de l’ascenseur, n’osant regarder en l’air, Backefelder se tenait immobile, le cœur battant, se demandant si Juve allait réussir l’effroyable acrobatie qu’il tentait pour l’arracher à la mort.
Juve, lui, accroupi sur le rebord de sa fenêtre, ouvrait et refermait les mains pour assouplir ses doigts, être mieux prêt à s’agripper au câble.
Entre Juve et Backefelder, un vide de plus de six mètres, de dix mètres peut-être, – Juve ne voulait même pas le regarder – s’ouvrait, béant.
— Si je rate mon coup, cria Juve, si je me tue, vous direz à Fandor que je le charge de me venger. Vous lui direz aussi que je l’aimais bien.
La voix de Juve ne tremblait pas. Il n’hésita plus qu’une seconde, puis, il tenta l’épouvantable saut périlleux.
D’une détente brusque, Juve se jeta dans le vide…
Et, par bonheur, ce qui était une folie, réussit.
Juve put s’agripper au câble, il réussit à étreindre le robuste filin, et ce qu’il avait prévu se produisit : à l’instant même il sentit que l’appareil descendait.
— Victoire ! cria Backefelder.
La plate-forme arrivait au niveau de la petite fenêtre.
— Fuyez, hurla Juve. Allez prévenir Fandor.
— Juve, je ne peux pas vous laisser ici.
— Allez donc, ou je me laisse tomber.
Backefelder ne pouvait plus hésiter :
— Ah, je vous sauverai, Juve, dans cinq heures d’ici, je viendrai vous arracher à votre prison.
Backefelder s’élança par la fenêtre.
Et, tandis que l’Américain s’enfuyait, Juve se laissait glisser au long du câble, finissait par atteindre l’ascenseur, sain et sauf.
L’appareil qui s’était abaissé sous le double poids de Juve et de Backefelder, était immédiatement remonté après la fuite de l’Américain.
Backefelder était libre mais Juve n’avait fait que changer de prison.
***
— Qui va là ?
D’une voix encore toute ensommeillée, la Recuerda qui, au retour d’une partie nocturne faite en compagnie d’apaches de ses amis, s’était jetée tout habillée sur sa paillasse, se demandait avec une certaine anxiété quel pouvait être le personnage venant frapper à sa porte à une heure aussi avancée de la nuit.
Cette fille superbe fut debout en un instant. Elle comprimait de ses deux mains les battements de son cœur, elle répétait, follement anxieuse, maintenant :
— Qui ? toi, Backefelder ? Ah, ce n’est pas possible.
— Ouvre donc, jurait Backefelder.
C’était bien en effet l’Américain qui, à quatre heures du matin, venait frapper chez la Recuerda.
Backefelder, évadé du Château Noir à plus de six heures du soir s’était soudain aperçu qu’il ne possédait pas même un fifrelin, pas le moindre objet de valeur, que Fantômas l’avait dépouillé complètement.
Backefelder à ce moment se rendait compte que si, par aventure il risquait de se rendre à la gendarmerie pour y dénoncer Fantômas, il avait de bonnes chances de se faire arrêter ou envoyer à Charenton. Entièrement dépourvu, il ne lui était pas commode de regagner Paris. Où demander les subsides nécessaires pour prendre le chemin de fer ?
Backefelder, qui était moins débrouillard que Fandor et que Juve, ne songeait pas à tenter de monter dans le train sans billet. Très courageusement il avait entrepris de rentrer à Paris à pied, avec l’espoir vague qu’en route il découvrirait bien un voiturier qui consentirait à le transporter.
Son espoir ne fut pas trompé. Backefelder, après une marche épuisante, finit par obtenir qu’une automobile attardée le rapatriât. Tout de même il ne devait atteindre Paris qu’à trois heures et demie du matin et il y arrivait si fatigué, épuisé à un tel point, qu’il pensait à chaque pas tomber, s’évanouir sur le trottoir.
Où aller ? Courir à la Préfecture à cette heure-là était une chose folle, il n’était point connu, on ne le croirait pas, il n’arriverait pas à donner l’alarme.
— Purée ! s’écriait le pauvre milliardaire, comme à la porte de l’octroi il hésitait sur le chemin à prendre, il faut que de toute force j’agisse par la voie diplomatique, il faut que je me recommande de mon ambassadeur ou de mon consul, et pour obtenir leur appui il faut que je puisse prouver mon identité.
Or, Backefelder, qui était l’amant de la Recuerda, avait, quelques jours avant de tomber aux mains de Fantômas, laissé dans la chambre de celle-ci un vêtement qu’il possédait, où se trouvait son portefeuille bourré de documents officiels.
— Allons chez la Recuerda, décida-t-il. Allons chercher ces papiers.
Mais lorsqu’il apparut devant la complice de Fantômas, la Recuerda poussa un cri d’horreur.
À peine avait-elle ouvert sa porte, en effet, surprise que Backefelder lui rendît visite à pareille heure, la Recuerda se jetait en arrière, épouvantée.
— Tes oreilles ? hurla-t-elle, tes oreilles ?
Backefelder eut un froid sourire.
— Oui, faisait-il simplement, c’est Fantômas qui me les a coupées, mais je me vengerai.
Et il raconta.
La Recuerda l’écouta d’abord avec horreur, avec rage ensuite :
— Ah, dit-elle enfin, c’est horrible ce qui t’est arrivé, mon pauvre Backefelder, cela prouve que tout ce qu’on dit sur Fantômas est vrai. Mais tu ne seras pas seul à te venger. Je t’aiderai !
***
Une heure plus tard, Backefelder et la Recuerda revenaient d’un bar où ils s’étaient précipités tous deux comme des fous, pour y chercher des compagnons et les interroger sur l’endroit où ils pourraient joindre Fantômas.
La Recuerda et Backefelder n’avaient trouvé personne au bar. Fantômas n’y était point venu.
Ils regagnèrent donc lentement Montmartre. La Recuerda habitait tout en haut de la rue Berthe. Arrivant place Clichy, l’Espagnole se cramponna au bras de son compagnon.
— Back, dit-elle, comptes-tu vraiment passer sur le pont Caulaincourt ?
— Mais, sans doute, pourquoi me demandes-tu cela ?