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La charrette à bras était vide. La Recuerda, bonne ordonnatrice de la fête, donnait le dernier paquet de vêtements à Adèle, lorsque Bouzille, qui se rapprochait du véhicule, poussa un cri de surprise. Au fond de la charrette, sur le plancher, se trouvait un petit carré de carton blanc, très propre, où étaient tracées quelques lignes au crayon bleu.

Bouzille allait le prendre. La Recuerda, plus vive que lui, s’en empara, lut le texte écrit, pâlit légèrement.

Cependant, Bébé s’était approché d’elle, il ouvrait des yeux étonnés :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Ni l’un ni l’autre ne répondaient. Bec-de-Gaz, de sa voix grasse, déclara, en regardant le papier :

— V’là le mot écrit : «  J’y serai, moi aussi, Fantômas ».

***

La Maison d’Or, boulevard des Italiens, est un des restaurants les plus connus de Paris.

À une heure du matin, il est absolument impossible d’y trouver place, sauf si on a eu la précaution de retenir sa table. Le restaurant, en effet, se remplit entre minuit dix et minuit et demie, alors que cinq minutes auparavant, la salle est vide. On y vient à la sortie des théâtres. Les artistes et leurs amis accourent, dès la représentation achevée, et le souper se poursuit jusqu’à des trois ou quatre heures du matin.

Trois messieurs élégants, arrivés de bonne heure, occupaient, ce soir-là, l’une des meilleures tables. Devant eux, le sommelier avait apporté un seau à glace dont émergeait une bouteille d’extra-dry au col entouré de papier d’or, et le maître d’hôtel avait placé sur la table le foie gras sur canapé de truffes.

C’étaient trois hommes raffinés. Ils discutaient avec animation et, à en juger par les sourires protecteurs que leur adressait le patron de l’établissement, il s’agissait assurément, non seulement de clients habituels, mais encore de personnalités bien parisiennes.

Le trio, en effet, était composé d’un homme d’une cinquantaine d’années, à la large carrure, à barbe grise : M. Dupont de l’Aube, sénateur et directeur de La Capitale. Il avait pour voisin un petit homme sec et maigre, sur le nez duquel chevauchait, dans un équilibre instable, un lorgnon aux verres épais : Jules Mourier, juge d’instruction au Tribunal de la Seine.

Quant au troisième personnage, on savait son nom parce que c’était lui qui avait retenu la table. Il s’appelait le baron Stolberg et son bristol faisait mention de sa profession, comme de son domicile : il était banquier à Odessa.

— Décidément, disait Mourier, il faut que j’aie des amis comme vous pour me débaucher de la sorte. Si jamais on savait au Palais de Justice que je viens faire la fête dans les restaurants de nuit, j’imagine que le procureur en tête, jusqu’au dernier des expéditionnaires, en feraient une maladie.

— Mon cher, dit Dupont de l’Aube, on voit bien que vous avez fait la moitié de votre carrière en province. Vous êtes sans cesse occupé par des tas de contingences. Où est le mal, je vous le demande, de venir, après le théâtre, vous restaurer dans un établissement agréable où l’on déguste des mets exquis en entendant d’excellents tziganes et en contemplant de fort jolies femmes ?

— C’est justement la présence de toutes ces aimables personnes.

— Préjugés de magistrats ! s’écria Dupont de l’Aube en acceptant le nouveau verre de champagne que lui offrait le baron Stolberg.

Celui-ci déclarait avec conviction :

— Je connais à peu près toutes les capitales civilisées, mais il n’y en a décidément pas une comme Paris, non seulement pour se distraire lorsqu’on a fini de travailler, mais encore pour y traiter des affaires, et des affaires importantes.

— C’est exact, reconnut Dupont de l’Aube et encore, mon cher baron, vous arrivez ce printemps à Paris, à une mauvaise époque. La population, les gens d’affaires ont été inquiétés tout cet hiver par les bruits de guerre, les histoires de grèves, on éprouve un malaise général un peu difficile  à surmonter.

— Et puis, poursuivit Mourier, Paris n’est plus aussi sûr qu’autrefois.

— Je suis sûr, s’écria Dupont, que vous allez encore nous parler de votre mystérieux fantôme du pont Caulaincourt ?

— Je suis, en effet, chargé d’instruire cette affaire.

Le baron Stolberg semblait écouter avidement les paroles du magistrat ; il parut dépité lorsque celui-ci se tut :

— Cher monsieur Mourier, dit-il, vous devez avoir sur cet événement formidable des renseignements bien intéressants.

— Formidable… fit le magistrat avec hésitation.

Mais Stolberg insistait :

— Oui, formidable ! Moi qui vois beaucoup de monde dans tous les milieux, pour mes affaires, je vous assure que l’on est très intrigué, très préoccupé de ce que les journaux ont raconté au sujet des apparitions suspectes du pont Caulaincourt. C’est, en réalité, une chose inouïe que ce phénomène, en plein Paris. Toujours au même endroit, qui terrifie les passants, sans que nul ne puisse en connaître la cause…

Stolberg venait de s’arrêter soudain. Dupont de l’Aube baissait le nez dans son assiette, en proie à un inextinguible fou rire.

— Qu’avez-vous donc, cher ami ? sont-ce mes propos qui vous amusent ?

— Regardez plutôt.

Et, à son tour, Stolberg fut gagné par le fou rire, Mourier lui-même se dérida.

Dans l’établissement, au milieu de la clientèle élégante et distinguée, venait de se glisser un couple vraisemblablement fourvoyé : c’était un grand diable sec, mal peigné, aux allures dégingandées. Il était en habit, mais son vêtement était de mauvaise coupe, semblant avoir été fait pour un autre propriétaire. Il entrait, donnant ridiculement le bras à une femme vulgaire, aux gestes maniérés et tous deux s’assirent timidement à une table et dirent au maître d’hôtel :

— Servez-nous ce que vous voudrez.

Le trio des Parisiens pouvait être surpris à la vue de ces deux soupeurs. Ceux-ci n’étaient autres, en effet, que l’apache Bec-de-Gaz et Adèle qui se donnaient de leur mieux des allures de gens du monde.

La clientèle d’ailleurs, ce soir-là, était mêlée. Un couple éminemment bourgeois venait de s’introduire dans la salle commune de la Maison d’Or.

Et cependant que l’homme, un jovial individu au visage écarlate, lâchait machinalement un bouton de son gilet d’habit, sa compagne, une petite femme brune et agitée, parut surprise, gênée aussi d’apercevoir Dupont de l’Aube. C’était Delphine Fargeaux, qui avait consenti enfin à accepter du courtier Coquard une invitation pour la soirée.

Le baron Stolberg poussa du coude Mourier :

— Tenez, fit-il, regardez-moi ces trois types. En ont-ils une allure aussi ?

Le juge approuva. Et il y avait de quoi : deux jeunes gens, exagérément pommadés, rasés de frais et qui auraient semblé d’une élégance raffinée s’ils n’avaient eu les mains trop grosses et les manches de leur habit trop courtes, arrivaient, le chapeau sur l’oreille, encadrant une femme à la toilette tapageuse, certainement pas sortie de chez le bon faiseur : c’étaient Beaumôme et Bébé encadrant Choléra.

La foule habituelle des soupeurs, qui était à cent lieues de se douter de leurs identités véritables, s’imaginait qu’il s’agissait là de quelques riches parvenus, Américains de lointaines républiques, aux allures bizarres, un peu communes, mais qui, sans doute, devaient avoir les poches bourrées d’or.

Ces silhouettes étaient si remarquables que nul ne parut faire attention à une fort jolie femme, vraiment très élégante, celle-là, qui soupait seule, à une petite table, n’ayant pour compagne qu’une autre femme, de condition plus humble, semblait-il. C’était la Recuerda, en compagnie de Marie Legall.

— Vous ne vous doutez pas, disait Dupont de l’Aube, en désignant discrètement au baron Stolberg sa voisine Delphine Fargeaux, de l’identité de cette petite femme.

— J’ai remarqué, interrompit le juge, qu’elle vous regardait beaucoup tous les deux.

— Je vais vous dire qui c’est, fit Dupont de l’Aube.