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Ceux-ci les avaient précédés, avaient raconté l’aventure, que désormais on se transmettait de bouche en bouche dans les établissements de nuit de Paris. Quelqu’un avait crié :

— Joseph fait crédit ce soir à tous ceux qui sont fauchés !

Et on acclamait le patron.

Cependant, Stolberg et Mourier étaient l’objet des questions les plus pressantes de la part d’une foule de gens qui n’avaient pas été, comme eux, victimes de l’agression de la Maison d’Or. On discutait avec eux, on déplorait la témérité accrue des bandits, l’audace croissante des malfaiteurs. La conversation était devenue générale dans la salle de restaurant, et les libations aidant, une familiarité charmante se créait de table à table, de voisin à voisin.

Quelqu’un avait avancé :

— Mais cette aventure-là, c’est du Fantômas tout pur.

Et l’auditoire approuvait, hochait la tête, puis, insensiblement, on en vint à rappeler les derniers exploits connus du bandit, les plus récentes aventures attribuées au Maître du Crime.

Puis, il se trouvait de nombreuses personnes pour parler du spectre du pont Caulaincourt. Stolberg, ironiquement, se penchait à l’oreille de Mourier :

— C’est votre affaire, cette histoire-là, mon cher ami.

— Oui, mais je ne sais d’ailleurs rien de précis, je ne me suis pas encore formé d’opinion.

Stolberg insistait :

— Je parie, mon cher, que vous n’êtes même pas allé sur les lieux vous rendre compte de leur disposition.

— Ma foi, ce que vous dites est exact.

En bon magistrat consciencieux qu’il était, il ajouta :

— Et peut-être ai-je eu tort ?

Stolberg s’esclaffait.

— Voilà bien la magistrature, déclara-t-il, ces beaux messieurs qui rendent justice, s’imaginent, comme les potentats d’autrefois, qu’ils savent toujours tout sans avoir jamais rien appris.

— Eh bien, Stolberg, je ne suis pas de ceux-là, moi ; bien au contraire, je suis tout prêt à me rendre sur ce pont Caulaincourt et à l’examiner dans tous ses détails.

— Vraiment ? Et quand cela ?

— Tout de suite, fit Mourier.

— Ma foi, si vous y allez, je vous accompagne.

Les deux hommes se levèrent. Avec l’argent de son mécanicien, Stolberg régla la dépense. Mourier et son compagnon montèrent dans l’automobile du riche banquier.

— Arrêtez-vous, dit le baron, à l’entrée du pont Caulaincourt.

Au bout de quelques secondes, l’automobile stoppa, mais, en cours de route, Stolberg avait évidemment changé d’avis car, au lieu de descendre, il retint Mourier :

— C’est une blague, n’est-ce pas ? nous n’y allons pas ? Je vous ramène chez vous ?

Mais le juge s’était entêté :

— Pas le moins du monde, fit-il, j’y vais.

— Dans ce cas, déclara Stolberg, vous irez seul, moi, je l’avoue, je n’ose pas. Me promener sur ce pont désert à une heure aussi tardive ne me dit rien du tout.

Mais Mourier était déjà hors de la voiture, il en referma la portière.

— À votre aise, déclara-t-il, moi je n’ai pas peur et j’y vais seul.

Le magistrat, sans se préoccuper le moins du monde de savoir ce que faisait son ami, s’avança lentement, grimpait la pente douce qui l’amenait à l’entrée du pont Caulaincourt. Le magistrat, instinctivement, releva le col de son pardessus puis, le chapeau en arrière et les mains frileusement enfoncées dans ses poches, il s’avança, faisant résonner ses talons sur le trottoir sec. Mais le pont Caulaincourt était désert, la lueur blafarde des réverbères l’éclairait par endroit de taches lumineuses aux teintes jaunâtres. Au ciel, brillaient quelques étoiles, cependant qu’en dessous c’était le cimetière endormi, le vaste champ de repos plongé dans le noir. Mourier, machinalement, éprouvait une impression de solitude et d’angoisse contre laquelle il luttait :

— Je n’ai pas peur, se répétait-il, je n’ai pas peur, et cependant c’est sinistre.

C’était là une idée, un pur fait de l’imagination, car, pour n’être pas un décor riant, le pont Caulaincourt ne présentait rien de particulièrement effrayant. Mourier s’achemina, marchant au milieu de la chaussée, parvint à l’autre extrémité du pont, au carrefour de la rue de Maistre, sans avoir été troublé par le moindre incident.

Arrivé au terme de ce voyage, le juge respira longuement, profondément, avec la satisfaction d’un homme qui a l’impression d’avoir échappé à quelque danger.

Le magistrat, un instant, se demanda s’il allait revenir par le même itinéraire – et c’était assurément son chemin le plus direct pour regagner son domicile –, ou si, au contraire, il ferait un crochet et passerait par la rue Lepic pour descendre à la place Blanche.

— C’est à peu près la même distance, se dit-il.

Mourier eut honte de son hésitation :

— Je veux me persuader cela, dit-il, simplement parce que j’ai peur. Non, non, il ne m’est rien arrivé et il ne m’arrivera rien. Je vais redescendre le pont.

Et le magistrat, courageusement, donna suite à son projet. Sur le large passage surplombant le cimetière, c’était le même silence, la même absence de passants.

Mourier refit le chemin qu’il avait parcouru quelques instants auparavant. Il était aux deux tiers environ du parcours, se rapprochait de l’hippodrome et déjà voyait se profiler au lointain, au bas de la rue, quelques silhouettes humaines dont la vue lui semblait très réconfortante, lorsque le magistrat crut entendre appeler. Il tressaillit, s’arrêta. Il n’y avait pas de doute, une voix venait de proférer :

— Mourier.

Le juge devint blême, sentit que ses jambes se dérobaient sous lui. Mais, faisant effort cependant et s’imaginant que c’était peut-être là une plaisanterie de Stolberg, il affermit sa voix pour répondre :

— Qui m’appelle ? qui va là ?

Autour de lui, il n’y avait personne. Le magistrat acquérait la certitude qu’il était bien le seul être humain sur le pont. Et, cependant, il entendit encore :

— Mourier, Mourier !

Instinctivement, il fit deux ou trois pas dans la direction de l’appel. Celui-ci semblait provenir de sous terre, c’était évident qu’il ne pouvait venir d’un autre endroit, car il n’y avait personne, absolument personne autour de Mourier. De plus en plus perplexe, commençant à être même horriblement inquiet, le juge, d’une voix tremblante qu’il s’efforçait d’affermir, mais en vain, articula :

— Qui m’appelle ? est-ce que ?

Il n’acheva pas. Une détonation venait de retentir, et l’infortuné magistrat s’abattit comme une masse.

***

— Eh là, vous autres, les agents, ouste !

— Voilà, monsieur l’inspecteur.

— Avez-vous entendu ?

— Oui, un coup de feu. Sur le pont, sans doute ?

— Allons-y vivement.

En l’espace de quelques secondes, dans le petit escalier qui fait communiquer l’avenue Rachel et l’entrée du cimetière avec le pont Caulaincourt, quatre hommes bondirent, deux sergents de ville en uniforme, deux personnages en bourgeois, dont l’un n’était autre que Michel, le jeune et actif inspecteur de la Sûreté.

Sur le sol, en travers de la chaussée, gisait un homme ensanglanté, immobile. Michel s’agenouilla auprès de lui et poussa un cri de stupéfaction.

— M. Mourier, s’écria-t-il, c’est M. Mourier, le juge d’instruction ! Ah, mon Dieu, quel malheur !

Instinctivement, le policier arrachait le vêtement du juge, palpait la poitrine de la paume de sa main pour s’efforcer de percevoir les battements du cœur.

— Il est mort.

Cependant, l’un des agents, tirant une lanterne de poche, éclairait le cadavre. Les hommes eurent un soubresaut. Sous le menton de Mourier s’ouvrait une plaie béante, sanguinolente, la trace d’une balle évidemment. Michel regarda la tête de la victime et s’apercevait que le crâne, à son sommet, avait été fracassé. Habitué aux expertises de ce genre, il déclarait aussitôt :

— Il a été tué par une balle tirée de bas en haut.