— Circulez, circulez ! ordonnaient les agents.
Mais personne ne bougeait et, au surplus, parmi la foule, les sergents de ville reconnaissaient un nombre considérable de leurs collègues en bourgeois.
— La balle a été tirée de bas en haut, se répétait Michel. Mais comment cela se peut-il ?
Le policier fit faire le vide autour du corps et chercha à préciser l’endroit exact d’où la victime avait été frappée. Il retrouva sur le sol, dans la poussière humide, la trace des chaussures de Mourier, puis, tout à côté, celle d’une glissade, celle qu’avait faite le magistrat en tombant. Or, il apparaissait dès lors à Michel que le juge avait été frappé au moment précis où il se trouvait pour ainsi dire placé debout sur l’un des rails du tramway et, sans espoir d’ailleurs de perfectionner son instruction, son édification, Michel, de la main, palpait ce rail, lorsque soudain il poussa un cri de surprise. Son doigt venait de rencontrer dans le creux même du rail, un orifice, un trou large de quatre centimètres environ et affectant une forme ronde.
— Ah sacrédié, s’écria-t-il, voilà qui n’est pas ordinaire !
Mais soudain son esprit s’éclairait.
— Parbleu, fit l’inspecteur de la Sûreté, c’est simple comme bonjour. Le coup de revolver a été tiré d’en dessous, et c’est pour cela que la balle a frappé Mourier de bas en haut.
— Pardon, chef, interrompit un agent qui venait d’entendre le raisonnement que formulait à mi-voix l’inspecteur, mais nous étions, nous, sous le pont, et nous n’avons rien vu.
— Animal ! s’écria Michel, mais comprenez donc que le pont a une épaisseur et que même il doit être très facile de s’intercaler entre ce qui constitue la chaussée et la voûte intérieure du pont. C’est comme qui dirait un plancher et un plafond entre lesquels il y a toujours du vide.
Michel, d’ailleurs, laissant la garde du cadavre à deux sergents de ville, descendit avec cet agent au cimetière. Le gardien, une fois de plus, était réveillé. Le malheureux homme ne comprenait rien à ce qui se passait, et parlait de donner sa démission. D’un ton bourru, Michel lui avait dit :
— Apportez-moi une échelle.
Et rapidement servi, l’inspecteur de police se hissa à la hauteur des grandes fermes intérieures du pont. Il s’introduisit entre les Xde fer et parvint, en effet, comme il l’avait supposé, à une sorte d’entrepont dans lequel on pouvait circuler à l’aise, à condition de s’y tenir courbé, mais avec la certitude de n’être vu ni des gens du dessus, ni de ceux qui passent au-dessous. Michel poussa un cri de triomphe :
— Parbleu, j’avais bien deviné, fit-il.
Il se fit donner une lampe électrique, projeta un faisceau lumineux à l’intérieur de cette mystérieuse cachette et découvrit d’abord, sans difficulté, le trou effectué dans le rail.
Oui, sa conviction s’affirmait de plus en plus ; c’était de l’intérieur du pont que le meurtrier avait tiré et que sa balle avait fracassé la tête du malheureux juge, entrant par-dessous le menton avant de ressortir par le crâne. Mais qui avait tiré ?
Michel ne se posait pas la question qu’une nouvelle surprise le clouait sur place. Ses pieds venaient de s’embarrasser dans quelque chose dont il s’empara aussitôt. Or, très pâle, Michel désormais, regarda ce qu’il venait de ramasser : des vêtements noirs, d’une finesse et d’une souplesse extrêmes. Michel ne les voyait pas pour la première fois. Il les avait déjà trouvés semblables en d’autres points du cimetière, abandonnés là ou mis en ces divers lieux comme un défi.
— Les vêtements du fantôme, déclara-t-il.
À ce moment, de violentes clameurs retentirent au-dessus de sa tête :
Sur la chaussée, les agents s’étaient mis à courir. Ils poursuivaient un homme qu’ils avaient vu rôder depuis quelques instants avec une insistance toute particulière, à côté du cadavre du magistrat. Et ils avaient noté que cet homme présentait une bizarrerie véritablement surprenante : il n’avait pas d’oreilles.
— Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? faisait-il.
L’homme sans oreilles n’avait pas répondu mais s’était éloigné d’un pas. Deux agents énervés, agacés par le mystère qui les entourait, avaient fait mine de le suivre. Ils l’interpellèrent à nouveau :
— Eh, là-bas, l’homme, écoutez donc.
Mais, à ce moment, l’individu s’était mis à fuir. On s’élança derrière-lui. L’homme sans oreilles fuyait avec rapidité dans la nuit.
15 – LE SOMMEIL DE JUVE
Poursuivi par une foule de plus en plus furieuse, poursuivi par une dizaine d’agents que l’extraordinaire apparition du spectre avaient attirés sur le pont Caulaincourt, Backefelder fuyait aussi vite qu’il lui était possible, perdant la tête et s’affolant au point d’oublier que, n’ayant rien à se reprocher, il n’avait après tout rien à redouter si d’aventure il tombait entre les mains de la police.
Backefelder traqué, et n’ayant guère l’habitude des fuites, se comportait avec une maladresse déplorable. À peine s’était-il éloigné du pont Caulaincourt qu’il avait pris au hasard la première rue rencontrée sur la droite et il ne songeait même pas à compliquer sa piste en tournant, en revenant par les autres petites rues, pour regagner au moins les boulevards où, dans la foule, il eût pu espérer se perdre avec facilité.
Backefelder remontait donc la rue des Abbesses, au grand galop :
— Arrêtez-le ! arrêtez-le !
Phénomène curieux mais certain : un homme poursuivi s’essouffle toujours plus rapidement que ses poursuivants. Ceux-ci n’ont, en effet, qu’à s’occuper de courir, tandis que le fuyard, au contraire, doit choisir son itinéraire et redouter perpétuellement un accident venant entraver sa course.
L’expérience, une fois de plus, confirmait la réalité de cette remarque. Backefelder, après avoir couru comme un fou jusqu’à la hauteur de la rue Ravignan, commençait à se demander s’il pourrait fuir longtemps encore. Rassemblant toute son énergie, il fonça droit pendant quelques mètres, parvint jusqu’à la place des Abbesses et là, se retourna anxieux : ceux qui le poursuivaient étaient à moins de cent mètres.
— Je vais être pris, murmura Backefelder.
Il fit un brusque crochet, tourna devant le Bureau de Poste, se précipita encore par la rue Antoinette.
Il ne pouvait plus aller bien loin. Au moment où il arrivait à la hauteur de la rue Dancourt, Backefelder suffoqua, pris d’un point de côté qui lui coupait le souffle. Le malheureux Américain s’arrêta. Force lui fut de s’appuyer contre la vitrine d’un épicier, de souffler un peu. Et, naturellement, en moins de quelques secondes, les agents et la foule arrivaient, vingt poings se tendirent à la fois vers lui, on le saisit, on le bouscula, on l’assomma à moitié.
Backefelder n’avait pas encore eu le temps de se reconnaître, de protester de son innocence, que les agents, heureux et fiers d’avoir enfin appréhendé quelqu’un, l’entraînaient avec brutalité.
— Allez, au poste.
Ils marchaient par quatre, deux sur chaque côté de la rue, un homme devant, un homme derrière, et la foule, assoiffée de vengeance, supposant que Backefelder était pour quelque chose dans le terrible drame qui venait de se dérouler au pont Caulaincourt, s’acharnait sur lui, lui envoyant coups de poing après coups de poing, coups de pied après coups de pied.
On le brutalisa même tellement que Backefelder arriva en très piteux état au poste, pourtant voisin, de la place Dancourt, à côté du Théâtre Montmartre. Il saignait du nez, il était écorché, étourdi. Or, il avait à peine fait son apparition dans la salle de garde, que les agents furieux, eux aussi, commencèrent à le soumettre à un « passage à tabac » en règle.
Le malheureux Backefelder voulu résister, car on ne lui avait pas mis les menottes, et à rendre horion pour horion, lorsque, par bonheur, le brigadier chargé du service de la nuit, intervint. Ayant la responsabilité de ses hommes, et craignant avant tout les histoires, il n’aimait pas les « passages à tabac ».
— Assez ! ordonna-t-il.