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— Est-ce un homme ou une femme qui vous a prévenu ?

— Une femme, je crois.

Et ce fut une illumination :

— La Recuerda. C’est la Recuerda qui m’a sauvé !

Au surplus, Jérôme Fandor ne s’attarda pas à causer avec Dupont de l’Aube. Maintenant que l’espoir lui revenait au cœur, il se sentait pris d’une hâte extrême d’être définitivement tiré des prisons de l’Escurial :

— Dites donc, patron, déclarait familièrement Jérôme Fandor, je suppose que vous allez vous dépêcher, hein ? je moisis ici, moi, vous savez si j’y reste encore une semaine, je finirai par sentir le renfermé. Comment allez-vous procéder pour obtenir ma grâce ?

— Rassurez-vous, mon bon, si les moines de l’Escurial sont farouches, ils sont avares aussi. Je vais immédiatement retourner à Paris, je peux avoir, ce soir encore, le train de luxe. Demain matin je verrai le ministre des Affaires étrangères. Il y aura échange de dépêches diplomatiques avec Madrid dans la journée. Demain soir j’aurai votre brevet de grâce en poche. Après-demain soir, au plus tard, je viens vous chercher ici.

— Ça ne sera pas dommage. Ah le ciel pur, les petits oiseaux, la liberté. J’en ai rudement besoin !

Plus bas, mais avec une rage concentrée, Jérôme Fandor ajoutait :

— Et j’ai besoin aussi de me venger, de me venger, terriblement.

20 – POUR UN BAISER DE LA RECUERDA

Au carrefour de la rue Lepic et de la rue des Abbesses il y a un café borgne mal noté de la police. Il est toujours fréquenté par une population interlope et il est pour ainsi dire impossible d’obtenir sa fermeture à l’heure légale. Sans cesse, ce bouge déverse dans la soirée, sur le trottoir, des individus abominablement ivres, qui font du tapage et du scandale, ou encore des groupes de gens qui s’insultent et se battent, jouent du couteau, ou même du revolver. En un mot, ce cabaret est le rendez-vous notoire des rôdeurs et des apaches du quartier.

Le tenancier de ce bouge l’a intitulé modestement Au Picolo. Mais ce titre n’est pas limitatif, et le patron, qui se prétend connaisseur, assure vendre à sa clientèle, pour la modeste somme de deux sous, les crus les plus appréciés de la Bourgogne, de même que les meilleurs bordeaux.

Ce soir-là, dans la petite salle enfumée de l’établissement, une bande de filles et de rôdeurs entouraient un grand diable qui, aux trois quarts ivre, pérorait en titubant. D’une main il se cramponnait au comptoir de zinc, de l’autre il faisait des gestes plus ou moins appropriés à une terrifiante description.

— Il sort des flammes de sa bouche et de ses yeux, il a une langue lumineuse, et on le voit dans trente-six endroits à la fois. Rien que de regarder sa figure ça vous donne l’idée qu’on va crever sur place et quand il veut disparaître, il s’entoure d’une espèce de fumée impossible à respirer.

C’était Barnabé qui s’exprimait ainsi. Le fossoyeur du cimetière Montmartre prononçait ces paroles avec un accent convaincu, et l’on comprenait qu’il s’agissait là d’une vision fantastique, d’un spectacle extraordinaire, dont il avait peut-être été le témoin – nul en effet n’avait de doute à ce sujet. Depuis plus d’une heure, dans la salle basse du Picolo, on s’entretenait du formidable mystère qui épouvantait tout Paris, du fameux fantôme du pont Caulaincourt.

La Choléra, qui était dans la bande, ouvrait des yeux hagards et buvait littéralement les paroles de Barnabé.

— Il me fout le trac, cet homme-là, murmura-t-elle. Si j’avais seulement reluqué la moitié de ce fourbi qu’il raconte, sûrement que je serais tombée en digue-digue.

Mort-Subite haussa les épaules :

— Comment qu’y cherre dans le mastic [13] ? déclara-t-il d’un air méprisant.

Mais Barnabé persistait :

— Aussi sûr que je suis là, déclarait-il, j’ai vu ce que je te dis. C’est un truc à terrifier les plus, costauds, j’ai pas les foies d’ordinaire, les morts et les cadavres ça me connaît, mais les choses surnaturelles et incompréhensibles, vois-tu, ça me dépasse.

Quelqu’un intervint, un consommateur demeuré à l’écart et qui, jusque-là, avait silencieusement écouté la conversation des apaches et les propos de Barnabé. C’était un homme vêtu d’un grand manteau jaune et coiffé d’une casquette rayée, dont le visage rasé écarlate s’ornait de favoris roux. On le connaissait pour l’avoir vu quelquefois dans les établissements interlopes de Montmartre : on l’appelait le cocher John.

Fantômas, qui se cachait sous ce déguisement, aimait à errer dans les bouges, à surprendre les propos des apaches qui les fréquentaient, à connaître ainsi leurs intentions, leurs sentiments. Il était si merveilleusement grimé qu’il était assuré de n’être pas reconnu, même de ceux qui avaient pu le voir sous son aspect véritable. Il est vrai qu’ils étaient rares.

— Le fossoyeur a raison, fit-il, et les manifestations du spectre du pont Caulaincourt sont de plus en plus extraordinaires. Il faut y croire et s’en méfier. À maintes reprises, des événements graves, des cataclysmes ont été annoncés par des apparitions semblables, et personne n’en a retiré profit, bien au contraire.

Fantômas s’exprimait sur un ton de gravité solennelle, et ses paroles tombaient comme un glas au milieu d’une assistance qui se faisait spontanément attentive. Barnabé triomphait. Il eut un large sourire et après avoir bu de nouveaux verres d’alcool, d’un trait, comme c’était son habitude, il affirma de sa voix enrouée :

— Vous voyez, vous autres, que j’avais raison. John s’y connaît sans doute, et il me croit, lui.

Sans répondre directement au fossoyeur, le faux cocher poursuivait, et cette fois il s’adressa directement à Barnabé, le fixant d’un regard singulier :

— On cite, dit-il, des morts qui sont revenus, et cela se produit surtout lorsque ceux-ci sont enterrés de façon irrégulière ou criminelle. Oui, dans ces cas-là, les morts s’arrachent au repos pour venir troubler la paix des vivants.

Barnabé se sentait devenir blême, il se cramponna au comptoir de zinc et commanda, d’une voix tonitruante, qu’il voulait empêcher de trembler :

— Eh là, le tôlier, verse-moi un autre verre de schnick et fous-moi quelque chose qui gratte. J’ai le gosier en pente et rugueux comme une passoire.

Cependant Barnabé ne pouvait se distraire des sombres pressentiments qui le hantaient, car il lui semblait que les paroles du cocher John le concernaient directement. Il se souvenait en effet avec angoisse que les premières apparitions du spectre avaient coïncidé avec l’ensevelissement du cercueil n° 7, de la fameuse bière où devait se trouver la dépouille mortelle de Mercédès de Gandia et dans laquelle il n’y avait eu que du sable.

Malgré ses appréhensions et l’ennui qu’il éprouvait à parler désormais d’un tel sujet, Barnabé allait poser au cocher John de nouvelles questions, lorsque l’attention fut soudain attirée par l’arrivée dans le cabaret d’une nouvelle cliente, d’une femme. Celle-ci ouvrit brusquement la porte et lança un joyeux :

— Bonsoir, m’sieu dames.

— La Recuerda ! s’écria-t-on.

C’était en effet l’Espagnole qui pénétrait dans le bouge, elle était animée, souriante, ses beaux yeux noirs étincelaient.

Mort-Subite s’approcha d’elle, lui tendit sa grosse main velue, qu’elle serra cordialement.

— Voilà longtemps qu’on ne t’avait vue !

La Choléra insinua :

— Je croyais que tu t’étais fait poisser par les flics.

D’autres approuvèrent en souriant.

— Vous êtes des imbéciles, cria la Recuerda, on ne m’a pas comme on veut. Pas plus les flics que les autres.

Et, avec désinvolture elle s’approcha du comptoir, commanda une grenadine au kirsch, en disant à la cantonade :