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— Non, mon ami. Le chocolat est une bonne chose, mais tout de même je ne tiens pas à en abuser.

— En ce cas, j’apporte au señor, à la minute, son verre d’eau sucrée.

— Mon verre d’eau sucrée ? Mais je ne vous ai rien commandé de pareil.

— Le señor n’avait pas besoin de me le commander, je sais bien que le señor…

— Vous ne savez rien du tout. Tenez, voilà ce que je vous dois, et au revoir.

Juve se leva, à l’ébahissement profond du garçon de café espagnol qui ne pouvait guère comprendre que l’on prît du chocolat sans faire suivre cette dégustation de celle d’un verre d’eau sucrée.

Juve était à Madrid, et paraissait de la meilleure humeur du monde. Il était dix heures du soir, il venait de descendre du Sud-Express, et guilleret, fredonnant une chanson, il s’en allait à grands pas le long des rues pittoresques où tout le peuple de Madrid grouillait, les femmes en mantille noire, la fleur rouge piquée dans les cheveux, les hommes en vestes courtes, le boléro posé crânement, un peu en arrière sur l’oreille.

— Tradéridéra, chantonnait Juve qui, à frôler les pimpantes Espagnoles, se sentait de vingt ans plus jeune. Ça va tout de même me faire plaisir de voir mon petit Fandor. Qu’est-ce qu’il va me chanter sur les prisons espagnoles ? Bah, ça lui apprendra. Les voyages forment la jeunesse.

Juve était donc à Madrid pour extrader Fandor. Il avait eu, deux jours auparavant, l’émotion d’apprendre de la bouche de Dupont de l’Aube le récit des aventures de Fandor, il avait su que le jeune homme était tombé aux mains des moines et qu’il était très régulièrement condamné au supplice du garrot.

— Tout de même, avait ajouté Dupont de l’Aube, ne vous inquiétez pas, mon cher Juve, rien n’est encore perdu, et même tout est sauvé, car je vais aujourd’hui voir le ministre des Affaires Étrangères, et le salut de Fandor ne fait pas de doute. En pareil cas, avec les moines, une grâce est toujours une question de prix.

Deux heures plus tard, Juve, en effet, avait reçu un coup de téléphone de Dupont de l’Aube lui apprenant que l’affaire était arrangée et lui donnant rendez-vous, si le cœur lui en disait, à Madrid même, où Fandor venait d’être transféré aux fins d’exécution, mais où il allait être remis en liberté sur la présentation du brevet.

C’était à ce rendez-vous sur la plus grande place de Madrid, à quelques pas de la prison, que Juve se rendait.

— Ma foi, monologuait le policier, je n’ai jamais eu une grande sympathie pour Dupont de l’Aube qui m’a toujours paru un peu vaniteux, un peu plein de lui-même, mais il faut convenir que, aujourd’hui, je dois le considérer comme un brave homme.

Or, tout en marchant, tout en s’orientant avec quelque peine dans Madrid, Juve continuait à dévisager les passants, à s’intéresser aux mouvements de la rue. Il longeait à cet instant une sorte de boulevard, un grand corso aux trottoirs bizarrement pavés de petites pierres rondes coupées de rigoles.

Juve remarquait au-dessus d’une porte le drapeau français.

— Tiens, l’Ambassade.

Il fut sur le point de passer, puis il se retourna, revint en arrière, entra dans l’édifice. En effet, les nécessités d’un climat parfois brûlant font qu’à Madrid toutes les administrations publiques restent ouvertes jusqu’à dix heures du soir. Juve pénétra dans les bureaux au moment où les employés s’apprêtaient à partir.

— Messieurs, demanda Juve, seriez-vous assez aimables pour me communiquer les feuilles de l’Havas, que vous avez dû recevoir ?

Il tendit sa carte, justifia de son identité, de sa qualité de policier, et très obligeamment, un attaché d’ambassade, quelques instants plus tard, lui passait les dépêches expédiées de Paris.

D’abord Juve n’y lisait que des renseignements peu intéressants. Une fabrique de sucre avait brûlé. La grève des taximètres s’éternisait [14]. On avait volé son réticule à une vieille femme alors qu’elle passait dans la rue de Rivoli. Mais soudain, Juve blêmit, haletait, pensa défaillir. En grosses lettres, le policier avait lu cette nouvelle :

On a retrouvé dans le fossé des fortifications, le cadavre de M. Dupont de i’Aube, sénateur, propriétaire du journal la Capitale, et chargé de mission officieuse en Espagne.

— Malédiction ! jura Juve, tout est perdu.

De ses lèvres qui tremblaient, un nom s’échappait :

— Fantômas.

***

Il était minuit à peu près. Dans le faubourg écarté où s’élevait la maison que tous connaissaient à Madrid, chacun dormait encore et les rues, à perte de vue, étaient solitaires. Un homme, pourtant, avançait à grands pas au milieu de l’une des calles, qui débouchaient près de la Maison-Verte. Il était vêtu à la française, il paraissait rompu de fatigue, et, de temps à autre, des mots sans suite s’échappaient de ses lèvres :

Cet homme, c’était Juve. Comment Juve était-il dans ce quartier désert de Madrid ? qu’y venait-il faire ? Pourquoi précipitait-il encore sa marche en apercevant la Maison-Verte ?

Lorsque Juve, à dix heures du soir, avait appris dans les bureaux de l’Ambassade, cette nouvelle épouvantable, la mort de Dupont de l’Aube, il avait pensé périr sur place. Dupont de l’Aube mort, Dupont de l’Aube assassiné, c’était immédiatement pour Juve, la certitude que Fandor allait être exécuté, que l’ordre d’extradition n’arriverait pas à temps. Qui donc d’ailleurs avait pu tuer Dupont de l’Aube ? Qui donc, si ce n’était Fantômas ?

Et Juve, en un instant, affolé, et pourtant raisonnant logiquement, avait deviné l’effroyable aventure : Fantômas faisant emprisonner Fandor en Espagne. Fantômas apprenant que Dupont de l’Aube allait sauver le jeune homme. Fantômas attirant Dupont de l’Aube, le tuant pour laisser périr Fandor.

— L’ambassadeur ? avait hurlé Juve, il faut que je parle à l’ambassadeur.

Mais le malheureux policier qui, si joyeux encore quelques minutes auparavant, se sentait désespéré maintenant, obtint une réponse épouvantable :

— Señor, l’ambassadeur n’est pas à Madrid, il est en voyage.

— Alors, menez-moi vers la personne qui le remplace.

— Señor, elle est à la cour.

— Il y a pourtant quelqu’un ici qui commande.

— Non, señor, il n’y a plus personne. Demain, à deux heures, peut-être.

— Demain, demain, il serait trop tard.

Et si Juve n’insistait pas, c’est qu’il se rendait compte que toute démarche serait inutile.

Juve connaissait trop bien la bureaucratie, la crainte des responsabilités pour pouvoir garder l’espoir d’émouvoir un fonctionnaire, de le faire intervenir.

— On ne me croira pas, on ne tentera rien, et pourtant !

Juve croyait vivre un cauchemar. Depuis que Dupont de l’Aube, homme précis et ponctuel, lui avait téléphoné, que la grâce de Fandor était un fait acquis, Juve ne s’était plus guère inquiété au sujet du journaliste. Et voilà que, brusquement, à quelques heures de l’exécution, Juve apprenait que l’extradition n’aurait point d’effet.

Et puis, brusquement, Juve s’était retrouvé maître de lui-même.

— Il ne faut pas que Fandor meure. Il faut que je le sauve.

Juve, encore qu’il parlât mal l’espagnol et qu’il le comprît difficilement, se livrait à la plus curieuse des enquêtes : il entra dans les bars, il pénétra dans les maisons de danse, il interviewa des gardes civils. En deux heures, Juve fut partout, vit des quantités de gens, trouva moyen de se faire comprendre, inventait des histoires invraisemblables, apparaissait, disparaissait, réapparaissait.

Et à minuit, Juve se trouvait devant la Maison-Verte.

Or, à peine le policier avait-il approché de la lourde porte qui fermait la demeure, peinte en vert, du seuil jusqu’au toit, qu’il heurta d’un vigoureux coup de marteau :

— Holà, geôlier !

D’abord, il n’obtint aucune réponse, mais il frappa si fort, qu’à la fin, une voix hurla de l’intérieur de la maison :

— Ce n’est pas l’heure.

— Eh non ! ce n’est pas l’heure, c’est un Français qui est là et un Français, don José, qui a besoin de vous voir.