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Les habitués des exécutions remarquaient, avec surprise, que ce ne devait point être José qui opérait ce matin-là.

— Ce n’est pas lui, criait-on, il est moins grand.

— Allons donc !

— Si, il est plus fort. C’est un nouveau bourreau.

Mais cela, évidemment, n’avait guère d’importance.

Un bourreau espagnol est toujours libre de choisir les aides qui lui conviennent, l’homme habillé de rouge qui montait sur le garrot n’était peut-être qu’un aide, le vrai bourreau allait sans doute arriver.

Et soudain, alors que le soleil, brusquement, illuminait la Plaza Mayor de ses rayons crus, un chant liturgique au loin s’élevait dans l’air.

Les portes de la prison s’étaient ouvertes. Des moines en robes blanches, la tête recouverte de la cagoule des pénitents, portant chacun deux cierges noirs allumés, s’avançaient à pas lents, psalmodiant sur un rythme funèbre, les hymnes de la messe des Morts. Alors, un grand frisson secoua tous les assistants, c’était une clameur formidable qui montait vers le ciel :

— Les voilà, les voilà !

***

Debout à côté du garrot, Juve attendait, contemplant avec des yeux fous l’effroyable procession qui précédait le supplicié : Fandor, qu’il allait avoir charge de garrotter, qu’il espérait bien, qu’il était certain naturellement de sauver.

D’abord les moines, aux costumes flamboyants, puis des capucins, vêtus de sombre, puis des enfants de chœur aux soutanelles empanachées de broderies qui flottaient au vent. Derrière eux, des chantres soufflaient de lentes mélodies. D’autres religieux venaient enfin, et, dans la poussière que soulevait le convoi, des armures scintillaient, un triple rang de soldats, l’épée nue, précédaient le condamné. Et c’était enfin, marchant seul, les poignets attachés derrière le dos, les jambes entravées par une corde, le condamné : Jérôme Fandor.

Juve n’avait plus d’yeux que pour Fandor. C’était lui et lui seulement que le policier voyait au sein de la multitude grouillante. Fandor marchait à grands pas, les yeux fixés à terre, un sourire sarcastique au coin des lèvres, superbement courageux, mais très pâle.

— Je le sauverai, je le sauverai, se disait Juve. Et il se rappelait ce qu’il avait décidé.

— En mettant la boucle autour de son cou, je le préviendrai que la boucle a été déclavetée par moi et j’aurai beau tourner le tourniquet, il ne sera pas étranglé. Sur le voile que je dois jeter sur son visage pendant l’exécution et soulever une seconde, pour montrer ses traits au peuple, j’ai écrasé de la couleur bleue, je ferai en sorte de lui appliquer ce voile sur le visage, sa face aura ainsi la coloration sinistre des faces de suppliciés. Après, mon Dieu, aux termes du règlement, c’est moi, le bourreau, moi qui dois l’emporter dans une voiture, moi qui dois l’enterrer. Je le sauverai.

Pourtant, le De Profundisdevenait de plus en plus distinct. Avec une exaltation croissante, les religieux qui accompagnaient Fandor hurlaient vers le ciel bleu leur prière funèbre.

Le cortège, d’ailleurs, se disloquait, les moines se groupaient autour de l’échafaud. Seul le confesseur de Fandor demeurait auprès du supplicié :

— Repentez-vous, mon frère, clamait-il, d’une voix qui glaçait Juve jusqu’aux moelles, repentez-vous, car d’ici trois minutes, vous serez devant Dieu le Père.

Parvenu au pied des marches qui devaient le conduire au garrot, Fandor, à cet instant, leva la tête. Il aperçut le bourreau.

Juve vit le jeune homme tressaillir. Était-il reconnu ? Fandor comprenait-il qu’il allait être sauvé ?

Juve s’avança. Il fit trois pas au-devant du condamné. Il voulait faire trois pas. Hélas, au moment précis, en effet, où Juve s’approchait de Fandor, il se sentit brusquement empoigné, bousculé, emporté loin du garrot. À côté de lui, l’homme rouge, un autre homme rouge, s’était dressé, et ce bourreau survenu, ce nouveau bourreau, c’était le vrai bourreau, c’était José,

— Empoignez cet homme, avait crié l’exécuteur des hautes œuvres, c’est moi qui dois exécuter et non pas lui.

Et Juve eut beau se débattre, écumant, fou de rage et de terreur, il eut beau entreprendre une lutte insensée, cependant que des clameurs folles s’échappaient des rangs du peuple, Juve était emporté, entraîné au loin, par les gardes civils accourus.

C’était José, le vrai bourreau, qui prenait possession de Fandor, c’était lui qui l’asseyait de force sur la chaise, c’était lui qui empoignait le tourniquet, qui allait exécuter Fandor.

24 – L’EXTRAORDINAIRE EXÉCUTION

Fandor, à vrai dire, au moment où il apparaissait encadré d’un important cortège de religieux, hurlant le De Profundiset le menant au dernier supplice en grandes pompes saintes, était à moitié abruti, aux trois quarts fou, incapable en tout cas d’apprécier nettement ce qui se passait autour de lui.

Depuis deux jours, en effet, Fandor avait été transféré de la sinistre prison qu’il occupait dans les souterrains de l’Escurial, à Madrid. Il avait été surpris, d’abord, de ce changement de résidence, puis il s’en était effrayé, se demandant si la chose n’allait pas nuire à la grâce que Dupont de l’Aube ne lui avait toujours pas apportée.

Hélas, à peine arrivé à Madrid, à peine jeté dans un cachot, Fandor commençait à comprendre que la grâce ne viendrait pas. Certes, il ne se rendait pas compte de ce qui faisait que Dupont de l’Aube n’arrivait pas pour le sauver, certes il ignorait l’assassinat de son patron, mais cependant il ne pouvait garder aucune illusion, il était perdu et bien perdu. À peine transféré en effet, Fandor, au fond de sa cellule, voyait apparaître quatre pénitents le visage enfoui dans une sorte de capuchon noir, tenant des cierges allumés et qui, brutalement, avec la franchise particulièrement horrible qui est celle des religieux en face des moribonds, lui annonçaient qu’il allait être exécuté deux jours plus tard.

Alors, une cérémonie macabre commença que Jérôme Fandor d’abord se refusait à prendre au sérieux, mais qui bientôt le terrifiait en le stupéfiant à la fois. Les quatre moines qui s’étaient introduits auprès de Fandor étaient suivis d’autres moines. Il fallait bon gré mal gré que le malheureux jeune homme se levât, qu’il accompagnât ses gardiens d’un nouveau genre à une chapelle, petite, étroite, sombre, suintant d’humidité où on le jeta, presque de force, dans une stalle de bois.

— Eh bien, c’est gai, se disait le journaliste, d’être exécuté en Espagne, au moins on a l’humanité de vous prévenir. C’est de la dernière galanterie, véritablement que de vous inviter à votre propre enterrement.

Il plaisantait encore, essayant de réagir contre l’effroi qui, malgré lui, s’insinuait dans son âme.

— Dupont de l’Aube va arriver. Cette sinistre exécution pour laquelle on me prépare si soigneusement n’aura pas lieu en fin de compte.

Mais Dupont de l’Aube n’arrivait pas et Fandor dut continuer à se débattre au milieu des moines.

Un moine qui venait d’officier s’avançait vers le malheureux jeune homme, prononça un interminable prêche auquel Fandor ne comprenait pas grand-chose, puis enfin donna l’absoute.

Et après la messe des morts, les vêpres furent chantées et après les vêpres on célébra le salut.

— Mais ils n’en finiront pas, disait Fandor que l’impatience commençait à gagner, jour de Dieu ! Qu’ils me tuent tout de suite, mais que cela finisse.

Car tandis que les cérémonies se succédaient, tandis que toujours les chantres bourdonnaient de graves hymnes, Fandor comptait les minutes, de plus en plus angoissé.

— Et Dupont de l’Aube qui n’arrive pas. Ah sapristi, je crois que maintenant…

La chapelle dans laquelle se trouvait le jeune homme était éclairée par d’étroits vitraux à travers lesquels Fandor surveillait le déclin du jour. Le crépuscule était venu, la nuit commençait.