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— Nom de Dieu de nom de Dieu ! se répétait maintenant de seconde en seconde Jérôme Fandor, mais Dupont de l’Aube devrait être depuis longtemps à Madrid, s’il avait réussi.

Or, Dupont de l’Aube n’était toujours pas là.

Les cérémonies de l’église finies, Jérôme Fandor espérait enfin qu’on allait le reconduire à son cachot. Plutôt que de voir s’agiter devant lui les ombres lugubres des prêtres habillés de noir, des moines vêtus de frocs sinistres dont les mouvements avaient quelque chose de diabolique, Fandor eût mieux aimé retrouver la tranquillité de sa cellule où du moins il aurait pu se recueillir en lui-même, réfléchir, songer. Mais, en Espagne, les cérémonies qui accompagnent l’exécution d’un condamné sont immuables et inflexibles. Alors que le salut venait de s’achever, alors que Fandor espérait être enfin ramené dans son cachot, les religieux se groupaient au fond de la chapelle et commençaient la longue récitation du rosaire. Devant la stalle où était Fandor, sur de hauts chandeliers massifs, des cierges avaient été placés qui brûlaient lentement, jetant sous la nef de fantastiques reflets.

Jérôme Fandor vit que l’on étendait devant lui un énorme drap noir, puis un grossier drap blanc :

— Qu’est-ce que c’est que cela encore ? pensa-t-il.

Et il frissonna en devinant à quel usage étaient destinés ces objets. Le drap blanc devait être son propre suaire, le drap noir serait jeté sur son cercueil.

— Bon Dieu de bon Dieu, soupira Fandor, se sentant pris d’un vertige et n’osant véritablement plus respirer, mais ils ne vont pas me laisser tranquille à la fin, ce n’est pas une fois qu’ils m’exécutent, c’est mille fois de suite. Ah çà, est-ce qu’ils ont l’intention de me veiller ainsi ?

Et Fandor ne se trompait pas. Toute la nuit, sans fin, sans arrêt, d’interminables prières bourdonnaient dans la chapelle lugubre. Les cierges étaient presque brûlés en entier. Fandor, blême, décomposé, halluciné, dormait presque, écroulé dans sa stalle quand l’aube pâle commençait à s’insinuer à travers le chaud coloris des vitraux de la nef.

Et alors, d’autres prières succédèrent aux prières qui s’achevaient, on chantait matines. On célébrait le saint sacrifice. Les moines, dévots de bonne foi, paraissaient eux-mêmes grisés par leur propre piété. Une exaltation les prenait sans doute qui les faisait précipiter leurs oraisons. Convaincus et croyants ils voulaient dire le plus de prières possibles pour celui qui allait mourir et leur mysticisme farouche, impitoyable ne comprenait pas quelle torture ils infligeaient à Fandor, au mort de tout à l’heure, en priant devant lui pour le repos de son âme.

Quand l’aube parut cependant, Jérôme Fandor faisait effort pour s’arracher au suprême assoupissement qui s’était emparé de lui. Il se redressait, il faisait appel à toute son énergie, il redevenait maître de ses nerfs.

— Dupont de l’Aube n’est pas là, se disait-il, donc il ne viendra pas, donc, dans quelques heures, dans quelques minutes, je vais être exécuté, je vais être conduit au garrot. Eh bien, soit. Puisque je devais périr ainsi, puisque c’était écrit au livre de la Destinée, je ne me révolterai pas, j’attendrai la mort, tranquille et brave.

C’était en effet avec une résignation superbe, avec une admirable correction, que Jérôme Fandor assista aux dernières cérémonies que les religieux précipitèrent.

Puis Jérôme Fandor vit soudain les gardes civils brusquement apparus pour le conduire au garrot.

Fandor, toutefois, si courageux qu’il fût, était en ce moment plongé dans une véritable prostration. C’était un peu un automate qui s’avançait sur la Plaza Mayor, et que la populace saluait de ses cris.

— Il ne faut pas que je meure en lâche, se répétait alors, victime d’une idée fixe, le malheureux Jérôme Fandor.

Et Jérôme Fandor cependant se défiait de lui-même. Il avait le sublime courage de vouloir encore être brave alors qu’on le poussait au plus abominable des supplices. Jérôme Fandor marchait, un sourire figé sur les lèvres, calme, tranquille, baissant les yeux pour ne point voir et ainsi narguer le sursaut qu’ont, en général, les condamnés à mort lorsqu’ils aperçoivent l’instrument de supplice.

Au moment cependant où Jérôme Fandor approchait de l’escalier qui devait lui permettre d’arriver à la plateforme de l’échafaud, force lui était bien de lever les yeux pour ne point trébucher.

À ce moment, Fandor aperçut Juve.

Il y avait une telle expression dans les yeux du faux bourreau que, malgré le loup de soie noire qu’il portait, suivant l’usage, Jérôme Fandor ne s’y trompait pas.

Et, à l’instant, au fond de sa détresse, alors que quelques secondes avant il ne pensait même plus à la possibilité d’échapper au trépas, Jérôme Fandor se reprit à penser qu’il éviterait le garrot.

Juve était là.

Cela valait mieux que toutes les grâces. il n’était pas possible que Juve étant présent, son exécution pût avoir lieu. Juve le sauverait à coup sûr, Juve inventerait quelque chose d’incroyable pour le tirer des mains du bourreau.

Et d’ailleurs, Juve était habillé de rouge, Juve, c’était le bourreau. Ah, la bonne comédie !

Et Fandor manqua éclater de rire à cette pensée :

— C’est Juve qui va m’exécuter, moi, Fandor ? Ah c’est farce, c’est farce !

L’aumônier qui escortait le jeune homme à cette minute pensait que le condamné était frappé de folie. Pris de peur, d’ailleurs, le religieux tremblait de tous ses membres, c’était presque violemment qu’il poussa Fandor sur les degrés mêlant ses dernières paroles de pitié, de recommandations pratiques :

— Monte, mon frère. Repens-toi. Repens-toi. Prends garde à la dernière marche. La bonté de Dieu est infinie. Va. Avance.

Mais Jérôme Fandor s’immobilisait. Le rire qui tout à l’heure distendait ses lèvres se mua en un tragique rictus.

C’est qu’il se passait à ce moment une chose effroyable.

Jérôme Fandor, les yeux dilatés d’angoisse vit un homme rouge masqué d’un loup noir fendre hâtivement les rangs des gardes civils qui entouraient l’échafaud. Cet homme rouge, accompagné de soldats, bondissait auprès du garrot. Quant à Juve, qui était là pour le sauver, lui, Fandor, il était empoigné, emporté, enlevé par les soldats il disparaissait. C’était le bourreau, le vrai bourreau cette fois, qui posait sa main rude sur l’épaule de Fandor.

Le journaliste, à cet instant, sentait si bien que tout était radicalement fini pour lui, qu’il n’avait plus la moindre chance d’échapper à la mort grâce à Juve, qu’il sentit que son cœur s’arrêtait de battre. Il voulut crier, appeler Juve, il voulut se débattre, mais ses lèvres étaient contractées au point qu’il ne pouvait articuler un mot, la paralysie immobilisait ses membres au point qu’il eût été incapable d’agiter fût-ce une main.

Et l’exécuteur des hautes œuvres alors accomplit sa besogne. Il poussa Fandor vers la chaise du garrot, une secousse assit celui qui allait mourir. Jérôme Fandor sentit le froid de l’anneau de fer qui lui entourait le cou. Il voulut crier encore et ne le put pas. Ses yeux voulurent voir et ne virent qu’un brouillard rouge. Sur sa face quelque chose s’abattit qui était le voile destiné à masquer ses contorsions, ses convulsions dernières.

Alors, hébété, croyant que les secondes duraient des siècles, Jérôme Fandor entendit son confesseur marmotter encore une dernière oraison. Le pas lourd du bourreau résonnait sur les planches sonores de l’échafaud, l’homme alla se placer derrière le garrot.

— Roulez, tambours !

Un battement sourd et prolongé ébranla l’air.

Jérôme Fandor sentit que l’anneau de fer s’appuyait à sa gorge et lentement, très lentement la comprimait, commençait à l’étrangler.

— Je suis perdu, râla-t-il.

Derrière lui, tout contre sa tête qu’il arc-boutait au pieu comme s’il eût pu résister à l’étreinte qui allait lui broyer la gorge, le tourniquet manœuvré par le bourreau grinça.

— Je suis perdu.

L’anneau de fer, froid, lui appuyait toujours sur la gorge.

Mais, à cet instant, comme Fandor entendait une clameur abominable monter vers le ciel, une voix inconnue lui murmurait à l’oreille, distinctement, mais tout bas :