LE COMTE. Vous résistez?
BAZILE. Je ne suis pas entré au Château pour en faire les commissions.
LE COMTE. Quoi donc?
BAZILE. Homme à talent sur l'orgue d'un village, je montre le Clavecin à Madame, à Chanter à ses femmes, la mandoline aux pages, et mon emploi surtout est d'amuser votre Compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l'ordonner.
GRIPE-SOLEIL s'avance. J'irai bien, Monseigneur, si cela vous plaira.
LE COMTE. Quel est ton nom et ton emploi?
GRIPE-SOLEIL. Je suis Gripe-Soleil, mon bon signeu; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feu d'artifice. C'est fête aujourd'hui dans le troupiau; et je sais ous-ce-qu'est toute l'enragée boutique à procès du pays.
LE COMTE. Ton zèle me plaît; vas-y: mais vous (à BAZILE), accompagnez monsieur en jouant de la guitare, et chantant pour l'amuser en chemin. Il est de ma compagnie.
GRIPE-SOLEIL, joyeux. Oh! moi, je suis de la?…
Suzanne l'apaise de la main, en lui montrant la Comtesse.
BAZILE, surpris. Que j'accompagne Gripe-Soleil en jouant?…
LE COMTE. C'est votre emploi. Partez ou je vous chasse.
Il sort.
Scène 23
LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, excepté LE COMTE
BAZILE, à lui-même. Ah! je n'irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis…
FIGARO. Qu'une Cruche.
BAZILE, à part. Au lieu d'aider à leur mariage, je m'en vais assurer le mien avec Marceline. (A Figaro.) Ne Conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour.
Il va prendre la guitare sur le fauteuil du fond.
FIGARO le suit. Conclure! oh! va, ne crains rien; quand même tu ne reviendrais jamais… Tu n'as pas l'air en train de chanter, veux-tu que je commence?… Allons, gai, haut la-mi-la pour ma fiancée.
Il se met en marche à reculons, danse en chantant la séguedille suivante; BAZILE accompagne; et tout le monde le suit.
SÉGUEDILLE: Air noté
Je préfère à richesse
La sagesse
De ma Suzon,
Zon, zon, zon,
Zon,zon,zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon.
Aussi sa gentillesse
Est maîtresse
De ma raison,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon.
Le bruit s'éloigne, on n'entend pas le reste.
Scène 24
SUZANNE, LA COMTESSE
LA COMTESSE, dans sa bergère. Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m'a value avec son billet.
SUZANNE. Ah, madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage! Il s'est terni tout à coup: mais ce n'a été qu'un nuage; et par degrés vous êtes devenue rouge, rouge, rouge!
LA COMTESSE. Il a donc sauté par la fenêtre?
SUZANNE. Sans hésiter, le Charmant enfant! Léger… comme une abeille!
LA COMTESSE. Ah! ce fatal jardinier! Tout cela m'a remuée au point… que je ne pouvais rassembler deux idées.
SUZANNE. Ah! madame, au Contraire; et C'est là que j'ai vu combien l'usage du grand monde donne d'aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu'il y paraisse.
LA COMTESSE. Crois-tu que le Comte en soit la dupe? Et s'il trouvait cet enfant au Château!
SUZANNE. Je vais recommander de le cacher si bien…
LA COMTESSE. Il faut qu'il parte. Après ce qui vient d'arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée de l'envoyer au jardin à votre place.
SUZANNE. Il est certain que je n'irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois…
LA COMTESSE se lève. Attends… au lieu d'un autre, ou de toi, si j'y allais moi-même!
SUZANNE. VOUS, madame?
LA COMTESSE. Il n'y aurait personne d'exposé… Le Comte alors ne pourrait nier… Avoir puni sa jalousie, et lui prouver son infidélité, cela serait… Allons: le bonheur d'un premier hasard m'enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin. Mais surtout que personne…
SUZANNE. Ah! Figaro.
LA COMTESSE. Non, non. Il voudrait mettre ici du sien… Mon masque de velours et ma canne; que j'aille y rêver sur la terrasse.
Suzanne entre dans le cabinet de toilette.
Scène 25
LA COMTESSE, seule
Il est assez effronté, mon petit projet! (Elle se retourne.) Ah! le ruban! mon joli ruban! je t'oubliais! (Elle le prend sur sa bergère et le roule.) Tu ne me quitteras plus… Tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant… Ah! monsieur le Comte, qu'avez-vous fait? et moi, que fais-je en ce moment?
Scène 26
LA COMTESSE, SUZANNE
La Comtesse met furtivement le ruban dans son sein.
SUZANNE. Voici la canne et votre loup.
LA COMTESSE. Souviens-toi que je t'ai défendu d'en dire un mot à Figaro.
SUZANNE, avec joie. Madame, il est charmant votre projet! je viens d'y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout; et, quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain.
Elle baisé la main de sa maîtresse. Elles sortent.
Pendant l'entracte, des valets arrangent la salle d'audience: on apporte les deux banquettes à dossier des avocats, que l'on place aux deux côtés du théâtre, de façon que le passage soit libre par-derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du théâtre, vers le fond, sur laquelle on place le fauteuil du Comte. On met la table du greffer et son tabouret de gâté sur le devant, et des Sièges pour Brid'oison et d'autres juges, des deux côtés de l'estrade du Comte.
Acte III
Le théâtre représente une salle du château appelée salle du trône et servant de salle d'audience, ayant sur le côté une impériale en dais, et dessous, le portrait du Roi.
Scène 1
LE COMTE, PÉDRILLE, en veste et botté, tenant un paquet cacheté ›
LE COMTE, vite. M'as-tu bien entendu?
PÉDRILLE. Excellence, oui.
Il sort.
Scène 2
LE COMTE, seul, criant
PÉDRILLE!
Scène 3
LE COMTE, PÉDRILLE, revient
PÉDRILLE. Excellence?
LE COMTE. On ne t'a pas vu?
PÉDRILLE. Âme qui vive.
LE COMTE. Prenez le Cheval barbe.
PÉDRILLE. Il est à la grille du potager, tout sellé.
LE COMTE. Ferme, d'un trait, jusqu'à Séville.
PÉDRILLE. Il n'y a que trois lieues, elles sont bonnes.
LE COMTE. En descendant, sachez si le page est arrivé.
PÉDRILLE. Dans l'hôtel?
.LE COMTE. Oui; surtout depuis quel temps.
PÉDRILLE. J'entends.
LE COMTE. Remets-lui son brevet, et reviens vite.
PÉDRILLE. Et s'il n'y était pas?
LE COMTE. Revenez plus vite, et m'en rendez compte. Allez.
Scène 4
LE COMTE, seul, marche en rêvant
J'ai fait une gaucherie en éloignant BAZILE!… la colère n'est bonne à rien. – Ce billet remis par lui, qui m'avertit d'une entreprise sur la Comtesse; la camariste enfermée quand j'arrive; la maîtresse affectée d'une terreur fausse ou vraie; un homme qui saute par la fenêtre, et l'autre après qui avoue… ou qui prétend que c'est lui… Le fil m'échappe. Il y a là-dedans une obscurité… Des libertés chez mes vassaux, qu'importe à gens de cette étole? Mais la Comtesse! si quelque insolent attentait… Où m'égaré-je? En vérité, quand la tête se monte, l'imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve! – Elle s'amusait: ces ris étouffés, cette joie mal éteinte! – Elle se respecte; et mon honneur… où diable on l'a placé! De l'autre part, où suis-je? cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret?… Comme il n'est pas encore le sien… Qui donc m'enchaîne à cette fantaisie? j'ai voulu vingt fois y renoncer… Étrange effet de l'irrésolution! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins. – Ce Figaro se fait bien attendre! il faut le sonder adroitement (Figaro paraît dans le fond, il s'arrête) et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d'une manière détournée s'il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.