LA COMTESSE. Vous oseriez?…
CHÉRUBIN. Oh! que oui, j'oserai. Tu prends sa place auprès de Monseigneur; moi celle du Comte auprès de toi: le plus attrapé, c'est Figaro.
FIGARO, à part. Ce brigandeau!
SUZANNE, à part. Hardi comme un page.
Chérubin veut embrasser la Comtesse; le Comte se met entre deux et reçoit le baiser.
LA COMTESSE, se retirant. Ah! ciel!
FIGARO, à part, entendant le baiser. J'épousais une jolie mignonne!
Il écoute.
CHÉRUBIN, tâtant les habits du Comte. (A part.) C'est Monseigneur! il s'enfuit dans le pavillon où sont entrées Fanchette et Marceline.
Scène 7
FIGARO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE
FIGARO s'approche. Je vais…
LE COMTE, croyant parler au page. Puisque vous ne redoublez pas le baiser…
Il croit lui donner un soufflet.
FIGARO, qui est à portée, le reçoit. Ah!
LE COMTE…Voilà toujours le premier payé.
FIGARO, s'éloigne en se frottant la joue, à part. Tout n'est pas gain non plus, en écoutant.
SUZANNE, riant tout haut, de l'autre côté. Ah! ah! ah! ah!
LE COMTE, à la Comtesse, qu'il prend pour Suzanne.
Entend-on quelque chose à ce page? Il reçoit le plus rude soufflet, et s'enfuit en éclatant de rire.
FIGARO, à part. S'il s'affligeait de celui-ci!…
LE COMTE. Comment! je ne pourrai faire un pas… (A la Comtesse.) Mais laissons cette bizzarerie; elle empoisonnerait le plaisir que j'ai de te trouver dans cette salle.
LA COMTESSE, imitant le parler de Suzanne. L'espériez-vous?
LE COMTE. Après ton ingénieux billet! (Il lui prend la main.) Tu trembles?
LA COMTESSE. J'ai eu peur.
LE COMTE. Ce n'est pas pour te priver du baiser que je l'ai pris. Il la baise au front.
LA COMTESSE. Des libertés!
FIGARO, à part. Coquine!
SUZANNE, à part. Charmante!
LE COMTE prend la main de sa femme. Mais quelle peau fine et douce, et qu'il s'en faut que la Comtesse ait la main aussi belle!
LA COMTESSE, à part. Oh! la prévention!
LE COMTE. A-t-elle ce bras ferme et rondelet! ces jolis doigts pleins de grâce et d'espièglerie?
LA COMTESSE, de la voix de Suzanne. Ainsi l'amour…
LE COMTE. L'amour… n'est que le roman du coeur: c'est le plaisir qui en est l'histoire; il m'amène à tes genoux.
LA COMTESSE. Vous ne l'aimez plus?
LE COMTE. Je l'aime beaucoup; mais trois ans d'union rendent l'hymen si respectable!
LA COMTESSE. Que vouliez-vous en elle?
LE COMTE, la caressant. Ce que je trouve en toi, ma beauté…
LA COMTESSE. Mais dites donc.
LE COMTE… Je ne sais: moins d'uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières, un je ne sais quoi qui fait le charme; quelquefois un refus, que sais-je? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant; cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment (quand elles nous aiment) et sont si complaisantes et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu'on est tout surpris, un beau soir, de trouver la satiété où l'on recherchait le bonheur.
LA COMTESSE, à part. Ah! quelle leçon!
LE COMTE. En vérité, Suzon, j'ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c'est qu'elles n'étudient pas assez l'art de soutenir notre goût, de se renouveler à l'amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.
LA COMTESSE, piquée. Donc elles doivent tout?…
LE COMTE, riant. Et l'homme rien? Changerons-nous la marche de la nature? Notre tâche, à nous, fut de les obtenir; la leur…
LA COMTESSE. La leur?…
LE COMTE. Est de nous retenir: on l'oublie trop.
LA COMTESSE. Ce ne sera pas moi.
LE COMTE. Ni moi.
FIGARO, à part. Ni moi.
SUZANNE, à part. Ni moi.
LE COMTE prend la main de sa femme. Il y a de l'écho ici, parlons plus bas. Tu n'as nul besoin d'y songer, toi que l'amour a faite et si vive et si jolie! Avec un grain de caprice, tu seras la plus agaçante maîtresse! (Il la baise au front.) Ma Suzanne, un Castillan n'a que sa parole. Voici tout l'or du monde promis pour le rachat du droit que je n'ai plus sur le délicieux moment que tu m'accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y mettre est sans prix, j'y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l'amour de moi.
LA COMTESSE, une révérence. Suzanne accepte tout.
FIGARO, à part. On n'est pas plus coquine que cela.
SUZANNE, à part. Voilà du bon bien qui nous arrive.
LE COMTE, à part. Elle est. intéressée; tant mieux!
LA COMTESSE regarde au fond. Je vois des flambeaux.
LE COMTE. Ce sont les apprêts de ta noce. Entrons-nous un moment dans l'un de ces pavillons, pour les laisser passer?
LA COMTESSE. Sans lumière?
LE COMTE l'entraîne doucement. A quoi bon? Nous n'avons rien à lire.
FIGARO, à part. Elle y va, ma foi! Je m'en doutais.
Il s'avance.
LE COMTE grossit sa voix en se retournant. Qui passe ici?
FIGARO, en colère. Passer! on vient exprès.
LE COMTE, bas, à la Comtesse. C'est Figaro!…
Il s'enfuit.
LA COMTESSE. Je vous suis.
Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se perd dans le bois au fond.
Scène 8
FIGARO, SUZANNE, dans l'obscurité
FIGARO cherche à voir où vont le Comte et la Comtesse, qu'il prend pour Suzanne. Je n'entends plus rien; ils sont rentrés, m'y voilà. (D'un ton altéré.) Vous autres, époux maladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois entiers autour d'un. soupçon sans l'asseoir, que ne m'imitez-vous? Dès le premier jour, je suis ma femme et je l'écoute; en un tour de main, on est au finit: c'est charmant; plus de doutes; on sait à quoi s'en tenir. (Marchant vivement.) Heureusement que je ne m'en soucie guère, et que sa trahison ne me fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin!
SUZANNE, qui s'est avancée doucement dans l'obscurité. (A part.) Tu vas payer tes beaux soupçons. (Du ton de voix de la Comtesse.) Qui va là?
FIGARO, extravagant. Qui va là? Celui qui voudrait de bon coeur que la peste eût étouffé en naissant…
SUZANNE, du ton de la Comtesse. Eh! mais, c'est Figaro!
FIGARO regarde et dit vivement. Madame la Comtesse!
SUZANNE. Parlez bas.
FIGARO, vite. Ah! madame, que le. ciel vous amène à propos! Où croyez-vous qu'est Monseigneur?
SUZANNE. Que m'importe un ingrat? Dis-moi…
FIGARO, plus vite. Et Suzanne, mon épousée, où croyez-vous qu'elle soit?
SUZANNE. Mais parlez bas!
FIGARO, très vite. Cette Suzon qu'on croyait si vertueuse, qui faisait la réservée! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler.
SUZANNE, lui fermant la bouche avec sa main, oublie de déguiser sa voix. N'appelez pas!