Et la conversation, comme si on l’avait tournée dans une tasse avec une cuillère, tournoie de plus en plus vite, entraînant tout le monde dans sa course. Les gobelets vides se tendent vers la théière. Dans le feu de la conversation quelqu’un avale son cube de pain et tousse en essayant de cracher un bout de paille.
« Mais est-ce que vous vous souvenez, crie l’homme habillé trop légèrement, comment nous sortions dans le froid de décembre, la chapka sur la tête (je ne parle pas du manteau, on l’avait sur le dos à la maison), et comment, par les montagnes de neige – la neige et les étoiles pour toute source de lumière – nous allions aux conférences du professeur, comment déjà, j’ai oublié son nom, celui qui est mort peu après du typhus. Je le vois encore, le pauvre, marchant de long en large comme un loup en cage et parlant du cosmos, de la révolution, des problèmes nouveaux, des crises de la vie et de l’art ; à peine s’arrête-t-il de parler, la bouche sous l’écharpe – respirer un peu de chaleur… Et dans l’air, le gel et les ombres qui vacillent (comme ici). Et nous restons assis durant des heures, épaule contre épaule, et un millier d’yeux le suivent d’un mur à l’autre. Les jambes engourdies, impossible de décoller les pieds du sol, mais pas un bruissement, pas un murmure. Le silence. – Moi aussi j’allais à ces conférences, ajoute pensivement le maître de maison, un jour, il nous dit qu’avant la révolution, nous ne voyions pas le monde à cause des choses, que nous étions égarés entre les trois fauteuils du grand-père. Notre intérêt, enseignait-il, abandonner toutes choses, des plus abstraites aux plus familières (qu’on charge tout sur les chariots, qu’il ne reste que les murs ! Et les murs aussi, qu’on les charge ! Et qu’on emporte aussi le toit !) – donner toute chose en échange de la plus haute : l’univers. »
Les invités s’apprêtent à partir. Chacun serre la main du maître de maison avec sympathie. Tandis qu’ils traversent les pièces vides et sonores, l’homme qui avait cédé son billet avoue à son compagnon : « Moi aussi je faisais des conférences à l’époque : pour des instructeurs politiques. – Sur quel sujet ? – Sur les vases grecs. »
Les hôtes restent seuls. Le poêle s’éteint et refroidit déjà. Un courant d’air claque violemment la porte et du même mouvement arrache la flamme de la lampe à pétrole. Tous deux restent assis dans le noir. Derrière les vitres, le bourdonnement et le flamboiement de la ville. Ils ne l’entendent pas. « Tu veux bien me souffler sur les doigts… comme avant ? – Et toi tu diras : “Que c’est bon” ? – Oui. » Il réchauffe les petites paumes de son souffle, puis de ses lèvres. Il est tellement facile de cacher les mots entre deux paumes tendres et dociles ; alors l’homme dit : « Là, juste de l’autre côté de la porte, il y a une pièce vide ; derrière elle, une autre pièce vide et sombre ; et si on allait plus loin, tout est sombre et vide ; et encore plus loin, rien d’autre ; et tu pourras avancer comme cela à l’infini, sans jamais… » La femme sent des gouttes brûlantes lui piquer les doigts, se mêlant au souffle et aux mots…
Ici, dans la conclusion, je voudrais montrer que même ces « inséparables » inoffensifs, anonymes, qui suivent l’ornière commune et que la révolution a simplement décoiffés et égratignés, même eux, ne peuvent s’empêcher de comprendre…
Soudain, à trois pas devant nous, un fracas métallique et un jet de lumière : un tramway s’arrêta, nous barrant le chemin. L’instant d’après, le tintement de la sonnette, un tremblement de roues – et devant nos yeux, à travers le crépuscule, sous trois feux écarlates, un panneau : « Arrêt facultatif ». L’attrapeur de thèmes croisa mon regard interrogatif et secoua la tête :
— Non, ce n’est pas cela. Il est peut-être impossible d’inventer « cela » pour ce thème. Je tire un trait. Basta.
Je ne pus m’empêcher de me retourner : j’eus la sensation absurde mais précise que le thème était là, derrière, sur les rails, coupé en deux par les roues.
La ville se précipitait à notre rencontre. Les voitures ronronnaient, les jantes tournaient, les sabots claquaient, et sur les trottoirs, en long, en large et de biais, les gens poussaient. Mon compagnon me regarda d’un air inquiet : ses yeux, et jusqu’à sa barbiche hérissée semblaient me demander pardon pour le sentiment de mélancolie qu’il avait imprudemment suscité. Il dit, mendiant presque un sourire :
— J’ai un ami, un ex-philosophe, qui a l’habitude de dire : « Quelle vie ! Même pas le temps de contempler le monde ! »
Je n’avais pas envie de sourire. Nous prîmes les boulevards. Ici, c’était plus calme, plus spacieux. L’attrapeur de thèmes se traînait derrière moi, lui-même avait l’air passablement « attrapé ». Manifestement, il aurait bien voulu se reposer sur un banc. Mais je marchais d’un pas ferme, sans me retourner. Nous dépassâmes le banc qui nous avait permis de faire connaissance. Soudain, au bout de l’allée, un attroupement : des silhouettes immobiles, côte à côte, cou tendu vers le centre du cercle. Nous nous approchâmes à notre tour. De la musique. La pointe de l’archet glissant de haut en bas, et à sa suite, des sons chétifs et sifflants mais s’accrochant obstinément pour former une mélodie. Je promenai un regard circulaire sur le public puis me tournai vers mon compagnon. De fatigue, il s’était appuyé contre un arbre et écoutait avec les autres ; il avait un visage fier et attentif, et sa bouche s’entrouvrait comme celle d’un enfant rêveur.
— Allons-y.
Nous jetâmes nos kopecks et, après avoir traversé la place, longeâmes le boulevard Nikitski. Devant la perspective oblique de l’Arbat nous nous arrêtâmes : je cherchai le dernier mot, celui de la séparation.
— Je crains que le mot « reconnaissance » ne convienne guère, mais croyez-moi… commençai-je. Or comme à son habitude, il me coupa :
— Et voici l’Arbat. Je fais toujours une association : le quartier de l’Arbat et la presqu’île d’Arbat, une langue de terre étroite et courbe comme l’Arbat mais qui s’étend sur cent verstes. En fait, on pourrait en faire un récit : un été ; des trains bourrés à craquer ; « Vous allez où ? – Et vous ? » ; et, seul au milieu des autres, un passager ne répond rien et ne demande rien ; ni panier ni valise, mais un sac à dos léger et un bâton ; changement pour une ligne secondaire ; un tortillard presque vide, puis, une petite gare de campagne et une ville minuscule, un bled pourri. Mais notre passager va plus loin. Il prend le bac, paie le passeur et, son sac sur l’épaule, entame une promenade de cent verstes sur la langue de terre. On l’aurait sans doute qualifiée d’étrange, mais il n’y a personne ici pour distribuer des qualificatifs : la lame qui forme la presqu’île est entièrement déserte, les pieds et le bâton foulent le sable et les cailloux ; à droite et à gauche, des eaux stagnantes, au-dessus, le ciel brûlé par le soleil, devant, une bande morte et étroite menant toujours plus loin. En fait, il n’y a que cela au monde qui… Mais vous êtes pressé, et je continue à bavarder. J’ai déjà volé… une journée qui ne m’appartenait pas.
Je lui pris la main et nous restâmes longtemps sans desserrer les paumes, les yeux dans les yeux.
— Alors, aucun espoir ?
— Aucun.
À peine avais je eu le temps de faire une dizaine de pas que sa voix me rattrapa à travers le brouhaha de la place :
— Et pourtant !
Je me retournai.
Il se tenait sur le bord du trottoir avec aux lèvres un sourire calme et lumineux. Et déjà plus pour moi, mais pour les rues qui s’ouvraient, fuyant en étoile, il dit :
— Et pourtant.
Tel fut le dernier mot sur lequel nous nous séparâmes.
4