— Qu’est-ce que vous fichez ? Les gens dorment et lui…
Le bruit fît se retourner Soutouline qui eut un geste maladroit : le petit tube gluant lui échappa des mains et tomba. Soutouline, les bras écartés pour garder l’équilibre, regagna prudemment le sol, son pinceau desséché à la main, mais il était déjà trop tard. Le tube était vide, autour de lui une flaque se dissipait rapidement en diffusant un parfum capiteux. De fatigue, il s’agrippa au mur (à droite on recommença à s’agiter en signe de contrariété), en un ultime effort, remit les meubles à leur place et sans se déshabiller s’effondra sur son lit. Aussitôt, un sommeil noir s’abattit sur lui : l’homme comme le tube étaient désormais vides.
2
Deux voix chuchotèrent. Puis peu à peu leur amplitude augmenta : du piano au mezzo-forte, du mezzo-forte au forte-fortissimo – et le sommeil de Soutouline fut interrompu.
— C’est insensé. Il faudrait que j’aille chercher ces locataires jusque sous les jupes… Faire un scandale alors ?
— Sûrement pas à la poubelle…
— Je ne veux rien savoir. On vous a dit : ni chiens ni chats, ni chats ni enfants… s’ensuivit un fortissimo tel, que Soutouline fut définitivement tiré de son sommeil et, sans même soulever ses paupières collées par la fatigue, s’étira, en un mouvement familier, vers le bord de la table où se tenait le réveil. C’est alors que tout commença : sa main resta longtemps tendue à tâtonner dans le vide : il n’y avait ni réveil ni table. Soutouline ouvrit aussitôt les yeux. Une fraction de seconde plus tard, il était assis sur son lit à examiner avec désarroi sa chambre. La table qui était habituellement là, juste à son chevet, avait reculé au milieu d’une pièce vaguement connue, vaste mais biscornue.
Toutes les affaires étaient les mêmes : le tapis, élimé et étriqué qui, tout comme la table, avait glissé un peu plus loin, les photographies, le tabouret, les motifs jaunes de la tapisserie, mais elles étaient curieusement au large dans la chambre dont les dimensions s’étaient multipliées.
« La Superficine, pensa Soutouline, voilà qui est fort. »
Il se mit aussitôt à agencer les meubles dans le nouvel espace. Mais cela ne donnait rien : le tapis rabougri, tiré en arrière, au pied du lit, laissait apparaître les lames usées et nues du plancher ; la table et le tabouret serrés, par habitude, contre la tête du lit, dégageaient un angle vide, envahi de toiles d’araignées et de toutes sortes de chiffons auparavant dissimulés par l’étroitesse des angles et l’ombre de la table. Quand Soutouline, un sourire triomphant mais un peu effaré aux lèvres, fit le tour de sa nouvelle demeure, presque passée au carré de sa surface, en examinant soigneusement chaque détail, il remarqua avec désappointement que la pièce n’avait pas grandi tout à fait régulièrement : l’angle extérieur était devenu obtus et avait poussé la cloison en biais ; pour les angles intérieurs, la Superficine agissait manifestement moins puissamment ; malgré tout le soin avec lequel Soutouline avait passé le badigeon, l’expérience donnait des résultats quelque peu inégaux.
L’appartement se réveillait peu à peu. On passait et repassait dans le couloir. La porte du lavabo claquait. Soutouline alla jusqu’à sa porte à lui et donna un tour de clé à droite. Puis, les mains croisées derrière le dos, il essaya de marcher de long en large : c’était possible ! Soutouline s’esclaffa de joie. Ça y était, enfin ! Il lui vint aussitôt à l’esprit que ses pas pouvaient être entendus, là-bas, de l’autre côté du mur, sur la gauche, sur la droite, par derrière. Après une minute d’immobilité, il s’inclina prestement, (à nouveau, la douleur vive et aiguë de la veille lui transperça la tempe) et, ôtant ses souliers, il s’abandonna aux délices de la promenade, marchant silencieusement en chaussettes.
— Je peux entrer ?
La voix de la logeuse. Il faillit avancer vers la porte et attraper la clé mais il se ressaisit aussitôt : impossible !
— Je m’habille. Attendez. J’arrive tout de suite.
« C’est très bien mais plus compliqué. Admettons que je prenne la clé sur moi. Mais le trou de la serrure ? Sans parler de la fenêtre… Il faut mettre des rideaux. Aujourd’hui même ! » La douleur à la tempe s’amenuisa, se fit plus diffuse. Soutouline ramassa à la hâte ses papiers. Il était temps d’aller au bureau. Il s’habilla. Enfonça sa douleur dans sa casquette. Écouta à la porte : pas un chat, semblait-il. Ouvrit rapidement. Sortit rapidement. Ferma rapidement à clé. Ça y était.
Dans l’entrée la logeuse l’attendait patiemment.
— Je voudrais vous parler de… madame Machin. Figurez-vous qu’elle s’est plainte au comité d’habitation que…
— Je sais. Et alors ?
— Vous, on ne risque pas de vous enlever vos huit mètres carrés. Mais mettez-vous donc à ma…
— Je suis pressé.
Un hochement de casquette et l’escalier fut dévalé.
3
En rentrant du bureau, Soutouline s’arrêta devant la vitrine d’un marchand de meubles : la longue courbe d’un divan, une table ronde à rallonges… ce serait bien, mais comment les transporter en échappant aux regards et aux questions ? Ils finiraient par deviner, c’était inévitable…
Il lui fallut limiter ses achats à un mètre de tissu jaune canari (le rideau malgré tout). Il n’alla pas à la cantine, il avait perdu l’appétit. Il voulait vite rentrer chez lui, là-bas c’était plus simple : réfléchir posément, s’habituer et emménager. Après avoir introduit la clé dans la serrure de sa chambre, Soutouline regarda autour de lui : pas de voyeur ? Non. Il entra. Il alluma la lumière et resta longtemps les mains sur le mur, le cœur battant la chamade : il n’avait pas prévu cela, certes non.
La Superficine continuait à agir. Pendant les huit ou neuf heures où le locataire avait été à l’extérieur, elle était parvenue à repousser les murs de deux bons mètres ; les lattes du plancher tendues par des fils invisibles se mirent, dès le premier pas, à résonner comme les tuyaux d’un orgue. La pièce, distendue et monstrueusement bouleversée, devenait inquiétante, terrifiante. Sans se déshabiller, Soutouline s’assit sur le tabouret et examina sa chambre-boîte en forme de cercueil, qui, bien que vaste, avait quelque chose d’oppressant, en s’efforçant de comprendre la raison de cet effet inattendu. C’est alors qu’il se souvint que le plafond n’avait pas été badigeonné puisqu’il ne restait pas suffisamment de produit. Sa chambre-boîte croissait seulement en longueur et en largeur, mais ne grandissait pas d’un pouce en hauteur.