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— Allez, embrasse-moi vite ! et les paupières se fermèrent sur le petit homme.

— Arrière ! criai-je et, hors de moi, je la saisis par les épaules. Effrayée, la jeune femme leva les yeux, et dans sa pupille dilatée, j’entrevis de nouveau la silhouette de mon minuscule alter ego qui s’éloignait…

Préférant ne pas répondre à ses questions inquiètes, je gardai le silence. Je restai là, à regarder sur le côté, et je savais que le jeu était fini.

2

Pendant quelques jours, je ne me montrai pas, ni à elle ni aux autres. Puis une lettre vint me dénicher : une étroite enveloppe crème, une dizaine de points d’interrogation : Avais-je dû partir brusquement ? n’étais-je point malade ? «  Peut-être bien que je suis malade », me dis-je en relisant les lignes penchées et arachnéennes, et je résolus de me rendre chez elle aussitôt, sans perdre une minute. Mais au pied de l’immeuble où habitait mon amie, je m’assis sur un banc public et décidai d’attendre la tombée de la nuit. C’était là, sans aucun doute, de la lâcheté, une lâcheté tout à fait absurde : j’avais peur, comprenez-vous, de ne pas revoir celui que, une fois déjà, je n’avais pas vu. Il aurait semblé alors beaucoup plus simple, sur place, de fouiller du regard son regard. C’était certainement une banale hallucination – une apparition oculaire – rien de plus. Mais là était le fond de l’affaire, puisque le seul fait de vérifier m’apparaissait comme le signe de l’existence réelle et indépendante du petit homme de la pupille, comme le symptôme d’une maladie, d’une déviation psychique. Cette invraisemblable et dérisoire absurdité devait – c’est ce que je croyais alors – être réfutée par la pure logique, sans céder à la tentation de l’expérimentation : la plupart des actes réels qui sont entrepris au nom de l’irréel lui donnent une part de réalité. Bien évidemment, je n’eus aucun mal à me dissimuler ma propre peur : je me trouvais sur ce banc parce qu’il faisait beau, parce que j’étais fatigué, parce qu’enfin, le petit homme de la prunelle n’était pas un mauvais sujet pour un récit et pourquoi pas, là maintenant, prendre le temps d’y réfléchir, au moins dans les grandes lignes ; la tombée de la nuit m’autorisa finalement à pénétrer dans son immeuble. Dans l’entrée obscure, j’entendis «  qui est là ? » : la voix était la sienne, mais un peu autre, ou plutôt, destinée à un autre.

— Te voilà ! Enfin !

Nous entrâmes dans la chambre. Sa main, d’une blancheur trouble dans le crépuscule, se tendit vers l’interrupteur.

— Ce n’est pas la peine.

Je l’attirai vers moi et nous nous aimâmes d’un amour aveugle, solidement emmitouflé dans les ténèbres. Ce soir-là, nous n’allumâmes pas la lumière. Puis nous décidâmes d’un nouveau rendez-vous et je partis avec le sentiment d’un homme à qui l’on vient d’accorder un sursis.

Il n’est nul besoin d’entrer dans les détails : plus le temps passait et moins cela présente d’intérêt. En fait, ce chapitre pourrait être terminé par n’importe quelle personne portant au doigt un simple anneau d’or : nos rendez-vous qui s’étaient brusquement déplacés de midi à minuit devinrent aussi monotones, aveugles et somnolents que la nuit. Nous connûmes peu à peu un amour à deux places de citoyens moyens qui comprenait tout un attirail compliqué allant des pantoufles souples au pot de chambre. J’aurais fait n’importe quoi : la peur de croiser son regard, de voir ses prunelles vides, sans moi, me réveillait tous les matins, une heure avant le lever du soleil. Je me levais sans bruit, je m’habillais en essayant de ne pas troubler le sommeil de ma bien-aimée, et je sortais doucement sur la pointe des pieds. Au début, ces disparitions matinales lui parurent étranges. Puis cela aussi finit par passer dans les habitudes. Je vous remercie, vous qui portez une alliance, je raconterai la suite moi-même. Et chaque fois que je traversais l’aube frileuse de la ville, je pensais au petit homme de la pupille. Peu à peu, en passant d’une pensée à une autre, son évocation cessa de me faire peur : si, auparavant, je redoutais son existence réelle et l’envisageais avec angoisse et méfiance, c’était désormais l’inexistence du petit homme qui me semblait triste. Son côté chimérique et illusoire.

«  Combien de ces minuscules reflets disséminons-nous dans les yeux d’autrui – pensais-je habituellement marchant dans les rues vides, désertes – et si tous ces doubles minuscules, dispersés dans toutes ces prunelles étrangères, si on les rassemblait, formant ainsi un petit peuple de “moi” en réduction, miniaturisés, transformés… Bien sûr, ils n’existent que tant que je les regarde, mais moi aussi, j’existe tant que quelqu’un, je ne sais qui, me regarde. Qu’il ferme les yeux et… qu’est-ce que c’est que ces bêtises ? Mais si ce sont des bêtises, si je ne suis pas la vision de quelqu’un mais que j’existe en soi, alors l’autre, celui de la pupille, existe en soi lui aussi. »

C’est là que d’habitude mes pensées ensommeillées s’embrouillaient et qu’il me fallait recommencer à les démêler.

— Bizarre. Pourquoi est-il parti ? Et où ? Bon, très bien, supposons que lesdites prunelles soient vides. Et alors ? Pourquoi aurais-je besoin de ce minuscule reflet ? Qu’il existe ou non, n’est-ce pas égal ? Et comment se fait-il qu’un vulgaire homoncule de pupille ait l’audace de se mêler de mes affaires, de venir m’enfantômer la vie et de séparer deux êtres humains ?

Arrivé à cette pensée, j’étais parfois prêt à revenir sur mes pas, à réveiller l’endormie et à extraire le secret de ses paupières : était-il là ou non ?

Mais jamais je ne rentrais avant le soir ; du reste, si jamais la lumière brûlait dans la chambre, je me détournais et ne répondais pas à ses caresses. Je me montrais certainement maussade et grossier jusqu’à ce que l’obscurité nous ait bandé les yeux. Alors, je pressais hardiment mon visage contre le sien et lui demandais sans trêve si elle m’aimait. Et la nuit reprenait ses droits coutumiers.

3

Pendant une de ces nuits-là, je sentis à travers les épaisseurs du sommeil que quelque chose d’invisible s’accrochait à l’un des cils de ma paupière gauche et la tirait douloureusement vers le bas. J’ouvris les yeux : une sorte de petite tache culbuta devant mon œil gauche, glissa le long de ma joue jusque dans mon pavillon, et vint me criailler dans le creux de l’oreille :

— Sapristi ! C’est comme si on s’égosillait dans une maison vide !

— Qu’est-ce ? dis-je doucement, sans trop savoir si j’étais réveillé ou si un rêve prenait la relève d’un autre.

— Non pas qu’est-ce, mais qui est-ce, primo. Et deuzio, penchez donc l’oreille vers l’oreiller pour que je puisse sauter. Plus près. Encore. Voilà.

Sur le bord de la taie blanche qui se découpait dans l’air gris de l’aube, se tenait le petit homme de la pupille. Les mains posées sur les fils blancs, il baissait la tête et respirait avec peine, comme un voyageur qui vient de faire une longue et difficile traversée. Son visage était triste et préoccupé. Il tenait un livre noir, aux fermoirs gris.

— Tu n’es donc pas une illusion ? m’écriai-je, stupéfait, en dévisageant le petit homme.

— Quelle question idiote, me coupa-t-il, et puis arrêtez de faire du bruit, sinon on va la réveiller. Approchez l’oreille. Voilà. J’ai quelque chose à vous raconter.