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Il étendit ses jambes fatiguées, s’assit plus confortablement et se mit à chuchoter :

— Raconter comment j’ai emménagé dans la pupille ne rime à rien. L’un comme l’autre, nous connaissons cela très bien. Mon nouveau logis me plaisait : il était plein de reflets cristallins, avait une fenêtre arrondie et irisée et il me parut gai et douillet ; les fenêtres bombées étaient soigneusement nettoyées par une larme, des stores automatiques se baissaient la nuit – en un mot, c’était un appartement avec tout le confort. Il est vrai que sur l’arrière partait un couloir sombre menant on ne sait où, mais je passais presque tout mon temps devant la fenêtre, à attendre votre venue. Ce qu’il y avait là-bas, derrière moi, ne m’intéressait pas. Un jour, un des rendez-vous que vous aviez fixé n’eut pas lieu : je fis les cent pas dans le couloir, en essayant de ne pas m’aventurer trop loin, pour pouvoir venir à votre rencontre à n’importe quel moment. Pendant ce temps, de l’autre côté de la fente arrondie de la pupille, le jour baissait. «  Il ne viendra pas », ai-je pensé. Je commençais à m’ennuyer un peu : ne sachant comment me distraire, je décidai d’aller au bout du couloir. Mais, ainsi que je viens de le dire, il faisait déjà sombre dans la prunelle, et après quelques pas je me retrouvai dans l’obscurité la plus totale. Mon bras, tendu devant moi, ne rencontrait que le vide. J’étais décidé à faire demi-tour quand un bruit doux et étouffé, venant des profondeurs du couloir étroit, attira mon attention. Je prêtai l’oreille : cela donnait l’impression d’un chant traînant où plusieurs voix fausses mais obstinées rabâchaient la même mélodie. Il me sembla que je distinguais certaines paroles : «  gibet », «  mort », la suite était inintelligible.

Le phénomène me parut curieux, mais je jugeai qu’il serait plus raisonnable de regagner mon point de départ avant que la paupière, en s’abaissant, ne crée une obscurité qui m’empêcherait de revenir sur mes pas.

Cela ne s’arrêta pas là. Le lendemain, alors que je n’avais même pas quitté ma place, j’entendis de nouveau derrière moi les voix qui s’unissaient en un hymne cacophonique et époumoné : les paroles étaient toujours confuses, mais on distinguait très nettement que le chœur était composé de seules voix masculines. Ce détail m’attrista et me laissa songeur. Il me fallait explorer jusqu’au bout le passage qui menait vers l’intérieur. Je n’irais pas jusqu’à prétendre que j’avais très envie de me lancer dans des recherches, de risquer de me trouver nez à nez avec je ne sais quoi, et de perdre le chemin qui me ramènerait à la fenêtre et au monde. Pendant deux ou trois jours, le phénomène ne se répéta plus. «  Peut-être n’était-ce qu’une impression ? », me disais-je en guise de réconfort. Mais en pleine journée, alors que la femme et moi nous nous tenions à nos fenêtres respectives, dans l’attente de notre rendez-vous, le phénomène sonore se reproduisit, et cette fois avec une netteté et une intensité inattendues : un assemblage discordant de paroles d’une obsédante monotonie, recommençant sans cesse, s’insinuait en moi ; leur sens était tel que je pris la ferme décision d’arriver jusqu’aux chanteurs. La curiosité et l’impatience s’emparèrent de moi. Mais je n’avais pas envie de partir sans vous avertir : nous nous sommes salués – vous vous souvenez ? – peut-être de façon quelque peu inattendue pour vous, et je suis bien vite entré à l’intérieur de la pupille. Un calme total y régnait. La lumière, qui s’était longtemps étirée derrière moi dans l’étroit passage caverneux, baissait et faiblissait de plus en plus. Bientôt, mes pas résonnèrent dans le noir. Je marchais en me tenant aux parois glissantes du passage et m’arrêtais parfois pour tendre l’oreille. Enfin, je vis scintiller au loin une lueur vague, jaune et blafarde : c’est sans doute de cet éclat morne et trouble que brûlent les feux follets dans les marais. La fatigue et une indifférence apathique me gagnèrent soudain. «  Qu’est-ce que je cherche, qu’est-ce que je fais dans ces catacombes ? me demandais-je, pourquoi préférer au soleil ce marais jaunâtre ? » Et je serais sans doute revenu sur mes pas, si à cet instant n’avait repris le chant que j’avais presque oublié : je pouvais désormais distinguer les différentes voix qui saillaient de l’hymne barbare :

Pe-pe-pe, petito, petit homme,

Sans accord de la prunelle, pas un pas dans le tunnel.

Impair.

Si tu as persévéré, sache qu’il y a là un gibet.

Corde au cou et coule le nœud. Un clou chasse l’autre. Adieu.

Pair.

Piteux petit hommelet, ne va pas dégringoler.

Vies désunies mort unit, au fin fond du fond sans fin.

Im-pair.

Petit homme, homme, ho, h.

Il s’efface. Plus une trace. Pouh !

Pair.

J’étais entraîné par l’absurde chansonnette comme un poisson par un hameçon. Mes pas rencontrèrent un orifice d’où émanait la lumière jaune. Je m’accrochai au rebord du trou et glissai la tête dedans : en bas, dans les profondeurs, hurlaient une douzaine de gosiers. La lumière jaune m’aveugla. Pour mieux voir, je me penchai plus en avant, mais à ce moment-là les bords glissants de l’orifice s’écartèrent et je tombai en tentant vainement de me raccrocher au vide. Le fond de la caverne n’était manifestement pas loin ; très vite, je me redressai sur les coudes et m’assis, regardant autour de moi. Mes yeux s’habituèrent peu à peu à la lumière et purent distinguer ce qui m’entourait : je me trouvais dans une sorte de bouteille en verre dont les parois opaques palpitaient, juste au centre de son fond bombé. Au-dessous, une tache jaune diffusait de la lumière et au pourtour, une dizaine de formes humaines à demi dissimulées dans l’ombre – les pieds dans la lumière et la tête contre la paroi -achevaient triomphalement de chanter la rengaine :

Petit homme, homme, ho, h.

Il s’efface. Plus une trace. Pouh !

Pair.

Ma question «  où suis-je ? » alla se perdre dans le tumulte. Pour sortir, j’essayai de me mettre debout sur la bosse, mais dès mon tout premier pas, je glissai vers le bas et, au milieu d’un rire général et de cris de joie, je m’envolai et j’atterris sur les fesses entre deux habitants du puits.

— Il commence à y avoir trop de monde ici, grommela mon voisin de gauche, et il se détourna. Mais celui de droite se tourna vers moi avec sympathie : il avait une physionomie de chargé de cours, dirais-je : un front bosselé d’érudit, un regard méditatif, une barbiche pointue et un crâne chauve soigneusement lissé.

— Qui êtes-vous tous ? Et où suis-je ?

— Nous sommes… vos prédécesseurs. Vous comprenez ? Il en va de la prunelle d’une femme comme de n’importe quel logement : on commence par vous y laisser emménager puis on vous en chasse. Et tout le monde se retrouve ici. Moi, par exemple, je suis le n° 6 ; là, sur votre gauche, se trouve le n° 2. C’est vrai, nous ne sommes pas répartis strictement par numéros, mais plutôt selon des associations. Vous saisissez, ou faut-il encore plus vulgariser ? Dites donc… vous ne vous seriez pas assommé par hasard ?

— Contre la paroi ?

— Mais non, contre le sens, très cher.

Nous restâmes silencieux près d’une minute.

— Ah oui, au fait : n’oubliez pas de faire la déclaration de votre état d’oublié. Ah ! les prunelles des femmes, fit-il en tripotant sa barbiche – ces prunelles qui vous invitent à l’ombre des cils. Pensez un peu : une entrée aussi merveilleuse, parée d’un éclat d’arc-en-ciel et puis cet ignoble fond noir. Il fut un temps où je…

Je l’interrompis :

— Et qui ici s’occupe des déclarations ?

— Couagga.