En 1912, Krzyzanowski accomplit le voyage, classique à l’époque, à travers les villes et les universités européennes (Paris, Heidelberg, Milan…) où s’affrontaient les grands courants de pensée qui accouchèrent du siècle : courants kantien, néo-kantien, nietzschéen, socialismes utopiques, anthroposophie… Krzyzanowski est polyglotte, cosmopolite, amoureux des rimes étrangères, des pensées qui comme les parallèles visent l’infini – et amoureux, avec une exigence qui jamais ne se départira, de sa langue : le russe.
En 14, poussé par la nécessité de gagner sa vie, il entre comme assistant dans un cabinet d’avocat. 14-18 : la guerre mondiale. Et, dans sa biographie, un blanc. Il fut sans doute mobilisé, et combattit sur quelque front. Ses carnets n’en portent aucune trace. Peut-être parce que les seuls récits qu’ils retiennent sont les aventures des mots (et des géographies qu’ensemble ils dessinent) – non les aventures de ceux qui les prononcent.
Le fil se renoue en 19, à Kiev.
« La révolution ? Une accélération de faits que l’esprit ne parvient pas à suivre », note-t-il. Il refuse de « tenter de fixer par l’écriture ce qui n’est pas pensé ». Mais, comme presque tous les grands solitaires de sa génération, les Malevitch, les Filonov, dans ce moment exceptionnel, il parle et cherche à qui parler.
A cette époque, il est connu des milieux intellectuels et particulièrement des milieux étudiants par les conférences qu’il donne, les discussions qu’il anime au Conservatoire dramatique ou à l’institut musical, et dont ceux qui eurent le privilège d’y assister se souviendront bien des années plus tard avec ferveur.
Par un hasard absolu, il subsiste quelques lignes du programme d’un séminaire qu’il anime l’hiver 19 :
« Jeudi 1er mars : le mystère et sa culture dans l’Art.
Lundi 5 mars : l’Art et les arts.
Jeudi 8 mars : création et créateurs, d’après la pensée de Jean Scot Érigène, philosophe du IXe siècle.
Lundi 12 mars : le brouillon, analyse de la rature »
Dans la première nouvelle ici publiée : Le Marque-page, son texte sans doute le plus directement autobiographique, écrit en 1927, il y a l’écho, et l’insoutenable nostalgie, de cet hiver et de ces soirées où se menait dans des salles glaciales et combles, le dialogue en direct avec « le cosmos, la révolution, les questions de la vie et celles de l’art », où l’ennemi n’était pas tant l’Autre, que le monde des objets l’ensevelissant. « Avant la révolution, nous ne voyions pas le monde, car nous étions ensevelis sous les objets, égarés entre les trois éternels fauteuils du grand-père. Il fallait abandonner toutes ces choses, des plus familières aux plus abstraites, abandonner les murs et les toits, tout, en échange de ce qui nous était offert : l’univers, et son exigence. »
Mener le dialogue à égalité avec l’univers signifiait, pour Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, réfléchir à pleines goulées, dans le dénuement et le froid – l’hiver ig fut l’un des plus rigoureux de toutes ces années ardentes – à la question de la création telle que le IXe siècle de notre ère l’avait posée, au mystère et à la culture qu’il engendre. Et chercher à donner sens au brouillon et à la rature…
Vadim Perelmouter, l’arpenteur, note : « À aucune époque, en aucune circonstance, une telle exigence ne trouverait à vivre en accord avec son temps. Mais dans le siècle qui lui échut, Krzyzanowski se révéla presque idéalement inassimilable. »
Inassimilable par son temps, Krzyzanowski le fut jusqu’à sa mort.
En 22, il part pour Moscou, qu’il ne quittera pratiquement plus. Habitant une chambre minuscule (d’une superficie de huit mètres carrés à peine) dans le quartier de l’Arbat, il arpente cette ville avec l’obstination d’une plume noircissant la page, le plus souvent sans ressources ou presque, malgré les efforts des quelques proches que la rigueur de sa prose et la richesse métaphorique de sa pensée fascinaient pour lui trouver éditeur, articles à écrire ou conférences (il enseigna quelques années au Studio Dramatique du metteur en scène Taïrov).
Comme la plupart des écrivains des années 25-35, il connut le crayon rouge des décideurs, qui transformaient les écrits en étranges mutants : des « impubs ». Des impubliables et impubliés.
Être auteur d’impubs n’est en soi pas une aventure à ce point exceptionnelle. D’autres, habitant d’autres lexiques, le furent, le sont et le seront.
Ce qui rend le destin littéraire de Krzyzanowski à ce point bouleversant (outre ce que cela représente de voir ainsi surgir du néant une œuvre complète), c’est peut-être précisément son invisibilité absolue, son inassimilation organique par son époque.
Car cette époque, fut, comme rarement, comme jamais peut-être, celle du maître Mot. La révolution d’Octobre et ses prolongements fut avant toute autre chose, une prise de pouvoir sémantique. Sur le Mot, donc sur le Temps.
« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’arithmétique, c’est l’algèbre de la vie » note Krzyzanowski, et inlassablement, comme il arpente les rues de sa ville-grimoire, il monte et démonte, à travers métaphores, allégories, contes philosophiques, paraboles à tête humaine, les passerelles du Temps qu’il s’obstine à penser multiple et porteur de possibles, à l’infini. Utopie. Uchronie.
Dans une de ses nouvelles La Mémoire du futur, le personnage principal, frère en errance de l’auteur, et inventeur non d’une machine à remonter le temps, mais à le couper (le « coupe-temps » c’est ainsi qu’il le nomme), en écho direct à l’épaississement de l’atmosphère des années trente, écrit : « Ces années de misère, lorsque se desséchaient les graines, que mouraient les forêts d’arbres et surgissaient celles des sigles, me semblaient une steppe affamée que je traversais comme on traverse le vide, ne sachant pas que dans n’importe quel présent, il y a plus de futur que dans le futur lui-même. » Et revenant du voyage où la machine coupe-temps subit un accident dû à la collision du temps philosophique avec le temps social, il note : « J’observais autour de moi des gens dépourvus de “maintenant”, avec un passé resté quelque part en arrière d’eux et en même temps des mots au futur en forme de projets, et dont les vies brouillées devenaient illisibles comme les dixièmes copies d’un original égaré. »
C’est dans cette illisibilité qu’ont disparu les mots-personnages de Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, lui-même personnage d’une écriture nocturne marchant obstinément du côté soleil, croyant qu’il y ferait plus chaud…
Dans un autre siècle, Krzyzanowski appartiendrait sans doute à la lignée des « écrivains fantastiques », des Swift, des Poe. Dans celui qui lui échut – le siècle de Kafka –, terré à l’intérieur de sa langue qu’il cisèle et sculpte à l’infini comme l’ermite sa caverne (« je suis l’ermite et l’ours de l’ermite en même temps » note-t-il), il est devenu l’un de ceux dont l’œuvre – avec ses chercheurs de thèmes, victimes des chasses à courre et des rabatteurs de langage, ses pages désertées par des lettres en rupture de confiance, ses métaphores à lunettes et serviette de cuir, ses usines à produire des rêves et ses machines à capitaliser la haine -tend à son époque, comme on brandit le drapeau blanc, un miroir capteur de reflets, pupille et entrée de labyrinthe en même temps.
« En mai 1950, écrit Vadim Perelmouter, à la suite d’une attaque de tétanie, la partie du cerveau qui régit le système des signes fut atteinte. Krzyzanowski perdit l’usage non de la parole mais de l’alphabet. Ainsi, lui qui toute sa vie avait pris les lettres comme personnages de sa biographie, par un étrange détour, devenait de ces mêmes lettres – perdues – le personnage. Dans la nouvelle Estampillé Moscou, il avait décrit comment les lettres cessaient de tenir sur le papier, refusaient de se lier l’une à l’autre, de former un mot… En octobre, il eut un infarctus. On l’enterra au Nouvel An. Ce jour-là, il faisait un froid d’enfer. Peut-être est-ce pour cela que les rares survivants de ce cortège ne se souviennent plus de la route menant au cimetière. La tombe de l’écrivain jusqu’à aujourd’hui est restée introuvable. »