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— Tant pis, dis-je, docile. Un jour où je me rendais sur les côtes de Crimée, pendant un arrêt, à la mi-parcours, j’ai regardé par la fenêtre du train : j’ai vu une triste petite maison de briques au milieu des taches jaunes des champs ; sur la maison il y avait une plaque, et sur la plaque : «  Gare de la Patience ».

Les yeux de mon interlocutrice s’entrouvrirent.

— Vous pensez en être à mi-parcours ? C’est amusant.

Je ne sais plus quelle stupidité j’ai rétorqué, mais je sais que le train, arrivé en Gare de la Patience, y resta trop longtemps immobilisé. Je résolus alors de recourir à votre aide, mes chers prédécesseurs. J’ignorais encore qui et combien vous étiez, mais je sentais instinctivement que ses prunelles étaient, pour ainsi dire, habitées, que plusieurs x de sexe masculin s’étaient penchés au-dessus d’elle, que leurs reflets… Enfin, bref, j’avais décidé, une fois plongée ma cuiller dans le passé, jusqu’au fond, de le mélanger, de le troubler de nouveau. Si une femme n’aime plus un homme et n’est pas encore tombée amoureuse d’un autre, et si encore a gardé ne serait-ce qu’une once de bon sens, il doit bousculer plus et ne pas lui laisser de repos jusqu’à ce que celui-ci lui montre toutes les approches et tous les accès.

J’usais de ma cuiller à peu près ainsi : «  On n’aime pas quelqu’un comme moi. Je sais. Celui que vous aimiez ne me ressemblait pas. N’est-ce pas ? Celui ou ceux ? Vous ne voulez pas le dire ? Bien sûr. C’était sans doute… » et avec le zèle stupide d’un ouvrier qui mélange le moût, je tournais et retournais mes questions. On me répondit d’abord par un silence, puis à demi-mots. Et je vis des bulles se gonfler et éclater en remontant à la surface de sa conscience, des irisations éphémères qui semblaient pour toujours enfouies dans le passé. Ragaillardi par le succès, je continuai à jouer de la cuiller. Oh, je savais parfaitement qu’on ne peut mettre sens dessus dessous tout ce qui suscite l’émotion sans bouleverser l’émotion elle-même. Les images rejetées, montées des profondeurs, retombaient aussitôt dans les ténèbres, mais elles éveillaient un sentiment qu’on croyait éteint et qui refusait de disparaître, restait en surface. Les yeux de la femme se levaient de plus en plus fréquemment pour accueillir mes questions. Et j’avais déjà plus d’une fois plié les genoux pour me préparer à sauter… Mais mon gros alter ego, qui m’abritait alors dans sa pupille, manquait occasion sur occasion par sa lourdeur et sa maladresse. Enfin, le jour décisif arriva : je, ou plutôt nous, la surprîmes à la fenêtre : ses épaules étaient frileusement blotties sous un châle épais.

— Que vous arrive-t-il ?

— Rien. Je suis fiévreuse. Ne faites pas attention.

Mais celui qui observe la méthode des menus services n’a pas le droit de ne pas faire attention. Je me tournai aussitôt vers la porte et au bout d’un quart d’heure on m’ordonna :

— Retournez-vous.

Le nez rivé sur la grande aiguille de ma montre, j’entendis bruire de la soie et claquer un bouchon : le thermomètre regagnait sa place.

— Alors ?

— 36,6.

À ce moment-là, même mon gros balourd ne put faire une erreur de diagnostic. Nous nous approchâmes de la femme.

— Vous vous y prenez mal. Attendez…

— Laissez faire.

— Il faut d’abord secouer. Comme ça. Et puis…

— Je vous interdis.

Les yeux étaient tout proches. Je saisis l’occasion et bondis : les prunelles de la femme se couvrirent d’un voile brumeux bien particulier, qui est un signe infaillible… Mais bref, j’avais mal calculé mon saut et je me retrouvai accroché à la courbure d’un cil qui battait comme une branche surprise par la tempête. Enfin, je connais mon affaire, et au bout de quelques secondes, alors que je me faufilais à l’intérieur de la pupille, essoufflé et ému, j’entendis dans mon dos – d’abord le bruit d’un baiser, puis celui du thermomètre qui tombait par terre. Aussitôt les paupières se refermèrent sur moi. Mais je ne suis pas curieux. Je m’installai sous la voûte avec le sentiment du devoir accompli et pensai au rude et dangereux métier de petit homme de la pupille : l’avenir montra que j’avais raison. Et même mieux : il s’avéra plus sombre que la plus sombre de mes réflexions.

Le n° 11 se tut et resta tristement penché en avant sur la butte luminescente. Et de nouveau, les oubliés entonnèrent – d’abord doucement, puis de plus en plus fort, leur hymne étrange :

Pe-pe-pe, petito, petit homme,

Sans accord de la prunelle, pas un pas dans le tunnel.

Im-pair.

— Voilà un animal qui ne manque pas d’audace, dis-je pour résumer, en réponse au regard interrogateur du n° 6.

— C’est un impair. Ils sont tous comme ça.

Perplexe, je demandai des précisions.

— Eh bien oui. Vous n’avez donc pas remarqué ? À côté de vous, il y a d’une part moi, le n° 6, et d’autre part, il y a le n° 2 et le n° 4. Nous autres, les pairs, nous nous tenons à l’écart, car voyez-vous, ces impairs sont tous plus impudents et querelleurs les uns que les autres. Tant et si bien que nous, qui sommes des gens calmes et bien élevés…

— Mais comment expliquez-vous cela ?

— Comment ? Que vous répondre… le cœur a sans doute son propre rythme, il y a une alternance des désirs, une sorte de dialectique de l’amour qui fait suivre thèse et antithèse, impudents et natures discrètes, comme vous et moi.

Il poussa un petit rire bienveillant et me cligna de l’œil. Mais je n’avais pas envie de rire. Le n° 6 chassa lui aussi la joie de son visage.

— Voyez-vous, dit-il en s’approchant de moi, il ne faut pas trop se hâter de juger : c’est l’auditoire qui crée le style de l’orateur, vous le vérifierez bientôt vous-même. On ne peut dénier au n° 11 un certain don d’observation. Par exemple, on recourt aux diminutifs pour exprimer une émotion accrue ; la signification croît et le signe diminue : nous usons de diminutifs pour appeler ceux qui représentent pour nous plus que les autres et il n’est pas fortuit qu’en vieux slave les mots «  chéri » et «  petit » se confondent. Oui, comme le n° 11, je suis persuadé que l’on aime non pas ces énormes bonshommes qui nous promènent de pupille en pupille, mais bien nous, les petits hommes nomades, qui passons toute notre vie à nicher dans les yeux des autres. Rajoutons que si l’on retire à la théorie des menus services sa vulgarité, le n° 11 a alors raison : séduire, c’est prendre possession de la «  masse associative » de l’aimé ; de plus, si l’on schématise, l’amour lui-même n’est rien d’autre qu’un cas particulier d’association réciproque…

— Qu’est-ce que c’est que ça ?…

— Eh bien voilà : quand ils ont classifié nos associations, les psychologues n’ont pas remarqué que le lien entre les différentes représentations est soit univoque, soit réciproque… Attendez donc, s’empressa-t-il de dire en remarquant mon geste d’impatience, une petite minute d’ennui et ça va devenir intéressant, vous allez voir. Celui qui séduit associe non pas une idée et une image, bien sûr, non pas une image et un concept, mais une image (la personne) et une émotion ; il doit garder à l’esprit que ce processus va des émotions à l’image ou de l’image à l’émotion. Et tant que ne se sera pas produit, pour ainsi dire, une double étincelle… Comment ? Ce n’est pas clair ? Réfléchissez un peu, je ne peux pas le faire à votre place. Des exemples ? Soit ! Cas de figure n° 1 : l’émotion est déjà présente, mais elle n’est pas dirigée, elle n’a pas été associée à une image : on a, au départ, «  une âme en attente de quelqu’un », des troubles sans objet, une décharge à vide, puis le «  quelqu’ » tombe, et à ce moment-là, il est extrêmement facile de remplir le «  un » vacant. Le deuxième cas de figure est celui où l’image est contrainte d’attendre l’émotion : l’assemblage des éléments associatifs s’opère parfois avec lenteur et difficulté. Les amours de jeunesse suivent en général le premier schéma, celles de seconde jeunesse, le second. Mais la loi des associations cause aux amoureux beaucoup de tracas : un amour incessant devrait susciter à la moindre entrée dans une pièce de l’être aimé – par association – un sentiment d’amour pour lui ; de même, tout émoi sexuel devrait, semble-t-il, appeler instantanément l’image de «  l’être aimé » en question. Mais dans les faits, le sentiment et l’image sont souvent comparables au courant d’un circuit électrique sur lequel est branché un redresseur, c’est-à-dire qu’ils ne vont que dans un sens. C’est sur de telles demi-amours univoques que sont basées la plupart des relations : ainsi, dans le premier type de relations, le courant associatif va seulement de l’image à l’émotion, et pas en sens inverse ; on obtient donc un maximum d’infidélités, mais un bon degré d’ardeur. Pourquoi ? Seigneur, mais il ne comprend rien ! Très bien, remplaçons cette liaison électrique par la circulation du sang dans le cœur : à chaque fois qu’il afflue, le sang ouvre les valvules et il les referme en refluant, se barrant ainsi lui-même le passage. C’est la même chose ici : chaque rencontre est ardente, et je dirais même plus, chaque idée lorsqu’elle entre dans la conscience, dans le cas présent il s’agit d’une image, entraîne un afflux d’ardeur – le sang, pour ainsi dire, s’ouvre à lui-même les valvules ; mais cette émotion, apparue en l’absence du porteur de l’image, peut facilement suivre d’autres voies ; les personnes relevant de ce type d’amour ne tombent amoureuses qu’à condition qu’il y ait rencontre, l’image de l’élu trouve très vite un chemin vers le sentiment, mais le sentiment ignore la voie menant à l’élu ; le sang, affluant vers l’amour, se ferme à lui-même les valvules cardiaques. Vous avez bâillé, il me semble ? C’est nerveux ? Bon. Le second type d’amour entraîne, notez bien, une petite proportion d’infidélités, mais le degré d’ardeur reste faible : un accès de faim amoureuse appelle à la conscience (pendant comme en dehors des rencontres) toujours la seule et même image, mais celle-ci, si elle est la première entrée dans la conscience, n’entraîne pas d’émotion : une telle associativité univoque convient très bien aux relations quotidiennes, à la vie de famille, elle est étrangère aux drames. Mais seul le troisième cas de figure, l’association réciproque où l’image et l’émotion sont indivisibles, donne ce que je tiens vraiment pour de l’amour. Non, quoi que vous disiez, le n° 11 sait où gît le lièvre, mais il est incapable de le ramasser. Alors que moi, je…