— Et pourquoi aller ramasser n’importe quelle charogne ? dis-je en m’emportant.
Le n° 6 resta près d’une minute sans répondre, avec l’air de quelqu’un qui retord avec soin le fil brisé de ses pensées :
— Parce que ce à quoi est parvenu le n° 11, mais à quoi il s’est arrêté, constitue une question fondamentale, importantissime pour ceux qui, comme vous et moi, se retrouvent dans la fosse noire de la pupille et… Et puis à quoi bon cacher que nous sommes tous ici atteints d’une étrange décoloration chronique ; le temps nous glisse dessus comme une gomme sur des lignes tracées au crayon, nous dépérissons comme des vagues quand le vent tombe ; en me décolorant de plus en plus, je vais bientôt cesser de distinguer les nuances de mes pensées, je vais perdre mes contours et me réduire progressivement à rien. Mais ce n’est pas tant cela que je regrette, que le fait qu’avec moi disparaisse une telle quantité d’observations, de formules et de découvertes scientifiques. Attendez un peu que je sorte de là, et je leur montrerai, à tous ces Freud, Adler et Mayer la véritable nature de l’oubli. Que pourraient opposer ces prétendus géniaux thésauriseurs de lapsus en tout genre à un homme sorti de la fosse noire nommée oubli ? Seulement c’est peu probable : il est plus facile d’échapper à la mort que de sortir d’ici. Ce serait pourtant drôle. Vous savez, depuis le plus jeune âge, le problème de l’oubli occupe toutes mes pensées. Je m’y suis heurté de façon presque fortuite. Je feuilletai un recueil de poésie quand soudain :
Au-delà d’un vol d’oiseaux, d’un nuage lointain,
Le disque solaire s’éteint :
Si jamais j’ai été rejeté dans l’oubli,
Alors c’est maintenant, à cet instant précis.
Quand je suis resté à réfléchir à cette poignée de mots, j’étais loin de soupçonner que cette pensée finirait par m’absorber tout entier. Les idées – c’est le raisonnement que je tenais alors – ne cessent d’aller et venir de la conscience à l’inconscient. Mais certaines d’entre elles vont si loin dans l’inconscient qu’elles ne peuvent plus retrouver le chemin du retour vers la conscience. Je me demandai donc comment disparaît une idée : s’éteint-elle comme un charbon qui se consume lentement ou comme une bougie que l’on souffle ? Progressivement ou d’un coup ? Après une longue et pénible agonie ou subitement ? Au départ, j’étais d’accord avec le poète : le processus de l’oubli m’apparaissait comme un effondrement subit, mais préparé de longue date : quelque chose était et… plus rien. Je me souviens qu’en utilisant les séries mnémoniques d’Ebbinghaus, j’essayais même de calculer l’instant de la disparition, de l’effacement, de la désagrégation d’une pensée. Depuis, le problème des émotions oubliées a retenu mon attention. En effet, c’est une chose très curieuse : une telle rencontre n fois un tel et à chaque fois tous deux éprouvent une certaine émotion ; or au rendez-vous n + 1, une telle, donc, se rend chez un tel, mais l’émotion n’y est plus ; un tel va, bien entendu, essayer par tous les moyens de feindre et, resté seul, va fouiller soigneusement son âme à la recherche de l’émotion perdue. En vain : on peut revoir l’image de celle qui vous a quitté, mais il est tout à fait impossible de retrouver un sentiment, une fois qu’il a passé : le lézard, en quelque sorte, s’est enfui en laissant sa queue dans la main, l’image et l’émotion se sont dissociées. En étudiant le processus du refroidissement selon lequel l’aimé devient odieux, je ne pus résister à l’analogie : il me sembla aussitôt évident qu’il y avait quelque chose de commun entre le processus de refroidissement de la passion et, disons, celui d’un banal morceau de soufre. En privant le soufre de calories, nous faisons passer ses cristaux d’un système à un autre, autrement dit nous le faisons changer de forme, prendre un autre aspect ; en outre, il est établi qu’un corps chimique, par exemple le phosphore, après un refroidissement progressif, change non seulement de forme cristalline et de couleur, passe du violet au rouge et du rouge au noir, mais également – à un point connu du refroidissement – perd toute forme, se décristallise, devient amorphe. Il s’agit de saisir ce moment où toute forme disparaît… Car si l’on peut observer l’instant où un morceau de carbone brillant que nous nommons diamant, se transforme en vulgaire charbon au contact duquel nous craignons de nous salir, alors pourquoi serait-il impossible d’observer celui où le « je t’aime » devient… ?
Mais, même en se cantonnant au domaine des symboles chimiques, ce n’était pas si facile : le cristal, avant de se déformer, de perdre ses facettes et de devenir un corps informe et amorphe, passe par un stade appelé la métastabilité – intermédiaire entre la forme et l’informe. Cette analogie me parut convaincante ; des foules de gens ont justement des relations métastables, quelque part entre la fonte de la glace et le point d’ébullition ; il est d’ailleurs curieux que la métastabilité ait le coefficient de viscosité le plus élevé. Les analogies menèrent plus loin. Un corps chauffé, si on l’abandonne à lui-même, se refroidit naturellement et de façon continue ; il en est de même pour l’émotion. Ce n’est qu’en changeant ses objets, qu’en fournissant sans répit de nouvelles bûches au sentiment que l’on peut maintenir sa chaleur. Là, je me souviens qu’il me sembla que les analogies m’avaient entraîné dans une impasse dont elles ne pourraient me sortir. Mais la science, répondant à mon interrogation concernant les cas où un refroidissement de température transforme un cristal en quelque chose d’amorphe, m’avait, en quelque sorte, apporté la réponse sur les cas où le processus naturel de refroidissement sentimental transforme, pour ainsi dire, le diamant en charbon, le précieux en indifférent, le formé en informe. Il se trouve qu’un corps cristallin soumis à un refroidissement tend, non pas à perdre sa forme, mais à en changer, et comme la vitesse de refroidissement est supérieure à celle de recristallisation, celle-ci n’a pas le temps de se réaliser, les particules saisies par le froid à mi-chemin (entre une forme et une autre), s’arrêtent, et on arrive au figé et à l’informe, ou bien, pour passer du chimique au psychique, à l’odieux et à l’oublié. Dans ces conditions, une liaison stable et suivie ne peut s’expliquer que parce qu’il s’agit d’une série d’infidélités que l’un et l’autre se font l’un avec l’autre. Pourquoi faites-vous les yeux ronds ? C’est bien ce qui se passe : car s’il se trouvait ne serait-ce qu’une personne fidèle à une image gravée en elle comme un dessin sur une plaque de cuivre, son amour ne pourrait exister qu’un jour ou deux, disons, et encore… L’objet réel de l’amour change sans cesse, et on ne peut vous aimer aujourd’hui qu’en trompant avec vous celui que vous étiez hier. Vous savez, si j’étais écrivain, j’essayerais d’écrire un récit fantastique : mon héros rencontre une jeune fille, mettons une jeune et charmante créature de dix-sept printemps. Très bien. C’est la félicité. L’amour partagé. Viennent les enfants. Une année passe, puis une autre. Ils s’aiment comme avant, avec la même force et la même simplicité. Bien sûr, lui fait de l’asthme, elle a des rides autour des yeux et une peau flétrie. Mais tout cela est connu, habituel, intime. Soudain la porte s’ouvre et elle entre. Mais elle n’est pas celle, ou plutôt, elle n’est pas telle qu’elle était une heure ou un jour auparavant, mais l’ancienne amie de dix-sept ans, celle-là même qu’on s’était juré d’aimer fidèlement et pour l’éternité. Mon héros est déconcerté, et même sans doute interloqué : l’étrangère examine avec perplexité une vie vieillie, inconnue. Des enfants qui sont les siens et qu’elle n’a pas mis au monde. Un homme bouffi et presque familier qui jette des regards effrayés sur la porte de la chambre voisine : pourvu que l’autre, la même, n’entre pas. « Hier, tu m’as donné ta parole », dit la jeune créature, mais l’asthmatique, troublé, se frotte le front : « Hier », c’était il y a vingt ans, il se perd et ne comprend pas, ne sait que faire de son hôte. À ce moment-là, de la porte se rapprochent les pas de l’autre, la même, celle d’aujourd’hui.