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— Vous devez partir, si jamais elle surprenait…

— Qui, elle ?

— Vous. Allons, dépêchez-vous…

Mais il est trop tard. La porte s’est ouverte et mon héros, eh bien, disons… s’est réveillé…

— Écoutez, n° 6, ce n’est pas possible : passer de la psychologie à la chimie, de la chimie à la littérature ! Je ne vois pas comment vous allez pouvoir revenir à votre cristallisation des images, ou à celle du phosphore et du charbon.

— Si, je vais y revenir, et comment ! Écoutez : on aime un certain A, mais le A du jour donné est, le lendemain, A’, et au bout d’une semaine A”. Par conséquent, pour aller à la même allure qu’un être se recristallisant sans cesse, il faut sans cesse reconstruire l’image, c’est-à-dire rediriger l’émotion d’une idée sur une autre ; sauter d’une motte d’herbe sur une autre, puis sur une autre encore ; tromper A’ avec A”, et avec A… Si cette série d’inconstances déterminée constamment par la variabilité des amants, se produit à la même vitesse que les variations constantes en l’aimé, tout, pour ainsi dire, est en place – et de même qu’un promeneur qui fait une centaine de foulées ignore que son corps est tombé cent fois, mais qu’à chaque fois il a été rattrapé à temps par ses muscles, les amants qui ont vécu ensemble plusieurs semaines, voire même plusieurs années, ne soupçonnent jamais qu’autant de rencontres sont autant dinconstances.

Il conclut avec l’air d’un conférencier à succès qui attend les applaudissements. Mais la théorisation agit sur moi comme des gouttes soporifiques. Le n° 6 se tut une minute, puis reprit sa ritournelle : la différence de vitesse, les inconstances qui ne rattrapent jamais les variations constantes, les variations constantes qui ont constamment un temps de retard sur les inconstances… Mes yeux se fermèrent et je succombai au sommeil. Même là, je fus poursuivi par des essaims tourbillonnants de petits symboles chimiques et algébriques : ils accomplissaient leur vol nuptial avec un bourdonnement strident et mauvais.

Je ne sais combien de temps se serait prolongé mon rêve si des bourrades et des voix ne m’avaient réveillé :

— n° 12, au milieu.

— On va écouter le nouveau.

— n° 12…

Impossible d’y échapper. Poussé et aiguillonné de toutes parts, je montai sur la butte jaune luminescente. Une dizaine de paires d’yeux plissés me regardant depuis la zone d’ombre s’apprêtaient à prendre possession du secret de deux personnes et à le divulguer. Je commençai mon récit : vous le connaissez déjà. Passons. Quand j’eus terminé, ils entonnèrent leur hymne étrange. Une mélancolie sourde me serra les tempes, je me mis à me balancer sur le côté et, vidé et sans vie, je chantai avec les autres :

Corde au cou, coule le nœud. Un clou chasse l’autre. Adieu.

Pair.

Enfin, ils me laissèrent retourner à ma place. Je me glissai promptement dans l’ombre. Un léger tremblement me desserra les dents. Rarement, je m’étais senti aussi abject. La barbiche de droite m’adressa un signe de tête compatissant, et le n° 6 se pencha vers mon oreille et chuchota :

— Oubliez. Ce n’est pas la peine. Ça y est, tout est dit. Ça vous aura secoué !

Et ses doigts noueux, en un geste bref, me serrèrent le bras.

— Écoutez, je me tournai vers le n° 6, bon, pour nous autres, ceux-là et moi-même d’accord, mais vous, qu’attendez-vous de l’amour, pourquoi êtes-vous venu croupir avec nous au fond de la pupille ? Vous avez une âme de rat de bibliothèque, la compagnie des Marque-page vous suffit amplement. Vous auriez dû rester avec eux et avec vos formules, le nez dans les livres, au lieu de venir le fourrer dans les affaires des autres, de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.

Le chargé de cours, troublé, baissa la tête.

— Voyez-vous, cela peut arriver à tout le monde… On dit que Thalès lui-même, alors qu’il marchait en regardant les étoiles, tomba dans un puits. Eh bien moi aussi. Je ne voulais pas du tout, mais quand on vous fait un croc-en-pupille… En deux mots : j’enseignais à l’époque la psychologie pour le cours supérieur féminin. Séminaires, travaux pratiques, exposés, et ainsi de suite. Naturellement, les étudiantes venaient parfois me voir à la maison, en quête de sujets, de renseignements, de sources. Et parmi elles se trouvait la nôtre. Une première fois, une seconde. J’ignorais alors que pour une femme, la science, comme tout le reste d’ailleurs, est personnifiée. Des questions, des réponses, puis encore des questions. Je ne dirais pas qu’elle était particulièrement douée. Un jour où je lui expliquais les logarithmes de l’excitant dans la loi de Weber et Fechner, je remarquai qu’elle n’écoutait pas. «  Répétez. » Elle resta muette, les yeux baissés, à sourire aux anges. «  Je ne comprends pas ce que vous venez faire ici », m’emportai-je et je crois que je fis claquer un livre sur la table. Elle leva alors les yeux sur moi et j’y vis des larmes. Je ne sais ce qu’il faut faire dans de pareils cas, je m’approchai et j’eus l’imprudence de plonger les yeux dans ses prunelles humides. Et là, je fus…