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Le n° 6 eut un geste de dépit et se tut.

Et de nouveau, la nébulosité jaune du puits se referma au-dessus de nos têtes. Je parcourus du regard les parois vitreuses, closes et cylindriques et me demandai : est-il possible que cela soit ma dernière demeure, que je sois privé du présent à jamais, irrévocablement ?

Pendant ce temps, vint le tour du n° 1. Au-dessus de la tache jaune, s’étendait une forme noire. À côté, se trouvait le livre que voici (Couagga ne s’en séparait jamais).

— À l’aide d’un indice d’intimité, il est aisé de classer les femmes en quatre catégories. À la première appartiennent celles qui, ayant accordé un rendez-vous, se laissent habiller et déshabiller. J’inclurais dans ce genre de nombreuses cocottes haut de gamme, ainsi que les femmes qui maîtrisent l’art de transformer leurs amants en esclaves soumis, sur lesquels reposent toute la responsabilité et tout le travail fébrile de déboutonnage et reboutonnage des crochets et boutons-pression sautant entre les doigts. En outre, cette première catégorie semble n’être pour rien dans l’affaire, elle ferme les yeux et se contente de permettre. La seconde catégorie, ce sont les femmes que l’on déshabille mais qui se rhabillent toutes seules. Pendant ce temps, l’homme reste à regarder par la fenêtre ou vers le mur, ou bien fume une cigarette. La troisième catégorie, sans doute la plus dangereuse, ce sont celles qui montrent elles-mêmes la voie menant aux crochets et aux boutons-pression, mais qui obligent ensuite à les servir amoureusement dans tous les détails minuscules et touchants de leur toilette. Il s’agit, en majorité, de coquettes malintentionnées, d’adeptes de conversations équivoques, de rapaces expérimentées, en un mot, de femmes du style «  toi, viens par ici ». Enfin, la quatrième catégorie qui se déshabille et se rhabille de façon autonome, pendant que les partenaires attendent plus ou moins patiemment, eh bien, ce sont les prostituées à un rouble, les épouses défraîchies et que sais-je ? Maintenant, je vais vous interroger : à laquelle de ces catégories, mes chers successeurs, rattacheriez-vous notre logeuse ?

La tache fit une pause. Et aussitôt, on se mit à clamer de toutes parts :

— À la première, évidemment !

— Vous dites n’importe quoi ! À la deuxième.

— C’est faux. À la troisième !

Et une basse rauque rugit, couvrant les cris :

— À la der des ders.

La tache noire fut secouée d’un rire silencieux.

— J’en étais sûr : les opinions ne pouvaient pas ne pas diverger. Ce livre – que j’ai là entre les mains – en sait beaucoup et sur beaucoup. C’est vrai, il reste encore de nombreuses pages blanches et nous ne sommes pas au complet. Mais tôt ou tard, viendra le moment où les pupilles perdront la faculté d’attirer et de captiver. À ce moment-là, quand j’aurai inscrit le dernier sur ces pages, je me consacrerai à la rédaction d’une Histoire complète et systématique d’un charme. Comprenant index nominal et analytique. Mes catégories ne sont qu’un schéma ayant une portée méthodologique, comme dirait notre n° 6. Les portes permettant de passer d’une catégorie à une autre sont grandes ouvertes, il n’y a rien d’étonnant à ce que notre elle les ait toutes franchies.

Comme vous le savez tous, c’est avec moi qu’elle est devenue femme. C’était il y a… en fait, la seule chose importante est que cela ait été. On nous a présentés lors d’un thé littéraire : «  Une provinciale qui vient d’arriver, je la confie à vos soins. » Rigidifiant sa fragilité de jeune fille, un tailleur démodé le confirmait. J’ai essayé d’attraper des yeux son regard, mais non, un battement de cils et il s’est échappé sur le côté.

Puis nous avons tous tourné nos petites cuillers dans nos tasses pendant que déclamait une personne qui se perdait dans ses feuilles. L’instigateur de l’ennui culturel m’a ensuite pris à part et m’a prié de raccompagner la demoiselle de province : toute seule, vous savez, dans la nuit, elle va se perdre. Je me souviens que l’attache de son manteau était arrachée.

Nous sommes sortis. Il pleuvait. J’ai hélé un fiacre et cinglés par une pluie oblique, nous avons plongé sous la coiffe de cuir de la calèche. Elle a dit quelque chose, mais les pavés s’étaient déjà mis à gronder au-dessous de nous et je n’ai pu distinguer un seul mot. Un tournant, puis un autre. Je lui ai serré délicatement le coude : la jeune fille a sursauté et essayé de reculer, mais ce n’était guère possible. Les secousses brèves et nerveuses des pavés nous poussaient l’un contre l’autre. Là, quelque part, tout près, dans le noir, se trouvaient ses lèvres : j’ai eu envie de savoir où exactement, je me suis penché… et à cet instant s’est produit une chose inattendue. Elle s’est jetée brutalement en avant, a tiré sur le tablier de cuir de la voiture et a sauté en marche. Je me souviens avoir déjà vu dans des romans des tours de ce genre, mais dans les romans en question, c’est habituellement le fait d’hommes, et puis je crois qu’aucune pluie torrentielle n’entre dans la composition. Je suis resté quelques instants assis à côté d’une place vide, complètement découragé et déconcerté, il m’a fallu autant de temps pour réveiller le cocher et arrêter sa rosse. Le cocher, me voyant sauter hors de la voiture, a interprété cela à sa manière et a réclamé son dû : encore quelques secondes perdues. Enfin, je me suis élancé sur le trottoir mouillé en m’efforçant de distinguer dans la nuit noire la silhouette de la fugitive. Les réverbères étaient éteints. À un croisement, j’ai cru l’avoir rattrapée ; elle s’est retournée et, une lueur inattendue entre les dents, m’a lancé un «  tu viens, chéri ? ». C’était une fille des rues. J’ai repris ma course. Un croisement, des rues en étoile : rien. À la limite du désespoir, j’ai traversé la rue quand soudain, j’ai failli me cogner à ma fugitive : elle se tenait là, toute transie et fouettée par la pluie, manifestement égarée dans l’enchevêtrement des ruelles et ne sachant où aller. Je ne vais pas vous rapporter notre conversation : je vous l’ai déjà racontée bien des fois. Mon repentir était sincère : j’ai embrassé ses doigts mouillés en la suppliant de me pardonner, et j’ai menacé de m’agenouiller dans une flaque si sa colère ne passait pas. Nous avons cherché de nouveau un fiacre, et les pavés ont eu beau me bousculer, je suis resté assis sagement pendant tout le trajet, m’efforçant d’éviter que nos épaules se touchent. Nous étions tous les deux transis et nous claquions des dents. Au moment des adieux, j’ai embrassé encore ses doigts gelés, et ma compagne a soudain éclaté d’un rire jeune et gai. Un ou deux jours plus tard, je me suis présenté avec une carte de visite, muni d’un tas d’assurances et de poudre de Dover. Cette dernière s’est avérée utile : la pauvrette toussait et se plaignait de frissons. Je n’ai pas eu recours à votre méthode, n° 11, à l’époque elle était encore… prématurée. La moindre imprudence aurait pu facilement briser une amitié naissante. Je faisais alors meilleure figure que cette tache pâle et grisâtre que vous voyez aujourd’hui. Souvent, assis sur les ressorts tressautants du sofa, nous bavardions jusqu’au soir. La fillette inexpérimentée ignorait tout de la ville, du monde, et de moi. Les sujets de nos conversations étaient comme soufflés en tous sens par le vent : tantôt j’expliquais patiemment comment utiliser un réchaud à pétrole, tantôt, en me perdant et en m’embrouillant, j’exposais les principes de la critique kantienne. Blottie dans un coin du sofa, les jambes repliées, elle écoutait avec avidité – aussi bien le réchaud à pétrole que Kant – sans détacher de moi ses yeux sombres et profonds. Ah oui, il y avait encore quelque chose dont elle ignorait tout : elle-même. Et c’est lors de l’une de nos conversations qui se prolongea jusqu’au soir que j’ai tenté de l’expliquer à elle-même, de défaire le fermoir du livre fripé et à moitié rempli que vous voyez tous maintenant entre mes mains. Oui, ce soir-là, nous avons parlé de son avenir, de ce qui l’attendait : rencontres, engouements, déceptions, puis de nouveau rencontres. Je frappais avec insistance à son futur. Tour à tour, elle riait d’un rire bref et sec, apportait des corrections ou écoutait en silence sans m’interrompre. Incidemment, (ma cigarette s’était éteinte, je crois), j’ai frotté une allumette et j’ai vu dans la lumière jaune un visage différent, plus mûr et plus féminin, comme si elle m’apparaissait depuis le futur. J’ai soufflé l’allumette et je me suis lancé plus loin dans le temps : le premier amour, les premières blessures de la vie, l’absinthe des séparations. Puis les expériences du cœur sont restées en arrière : avec un empressement volubile je me suis hâté vers les années où le sentiment est las et épuisé, où la peur du flétrissement fait se dépêcher et gâcher le bonheur, où la curiosité prend le dessus sur la passion, où… là, j’ai frotté une allumette et plongé avec étonnement mes yeux dans les siens, jusqu’à me brûler les doigts. Oui, vénérables successeurs, si j’avais pu poursuivre mon expérience, une douzaine d’allumettes phosphoriques m’aurait permis de voir ses différents visages, dont vous vous êtes ensuite emparés. Mais elle m’a arraché la boîte d’allumettes des mains et l’a jetée plus loin. Nos doigts se sont entremêlés, puis se sont mis à trembler, comme fouettés par une pluie froide. Ce n’est sans doute pas la peine de continuer.