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— Bonjour.

— Eh bien, bonjour, fait-il en me regardant du fond du trou.

Quelque chose m’attire vers cet homme : à l’évidence, le vieux a l’esprit qui s’égare et vit dans une confusion aperceptive que Kant lui-même n’arriverait pas à démêler. Or, tous ceux (je ne vais pas chercher ici d’autres termes) dont l’esprit s’égare ou, plus justement, qui s’égarent à l’extérieur de celui-ci, qui sont, pour ainsi dire, expulsés hors des douze catégories kantiennes de la raison, doivent forcément trouver à se loger dans quelque treizième catégorie, dans une sorte d’appentis de la logique qui vient s’appuyer, tant bien que mal, sur les modes de pensée objectivement obligatoires. Si l’on prend en considération que c’est en fait dans cette treizième catégorie de la raison que se regroupent toutes nos divagations et tous nos illogismes, le vieux fossoyeur pouvait m’être utile pour le cycle de nouvelles «  fantastiques » que j’avais entrepris d’écrire.

Donc, je propose une cigarette, le vieux tend une main en sueur ; je m’accroupis, je l’allume à la mienne et la treizième catégorie de la raison ouvre pour moi ses portes secrètes.

— C’est quoi cette allée, là-bas, sous les peupliers ?

Le vieux plisse les yeux en direction de la rangée d’arbres.

— C’est le carré des acteurs. Le temps va tourner au beau, les demoiselles arriveront avec des cahiers, elles apporteront des fleurs, elles se liront les unes aux autres des passages de livres. Ici, ce n’est pas la richesse, mais le respect.

— Et là-bas ? Mon regard glisse le long du mur.

— Là-bas, c’est pour les auteurs, «  impasse des écrivains » ça s’appelle.

Mon vieux fossoyeur voudrait entrer dans les détails, mais je l’interromps. Je dirige mon regard vers l’angle que forment les deux murs, là où une ombre longue et crénelée recouvre les tombes, où, entre des monticules jaune rouille, s’étendent les taches blanches d’une neige qui n’a pas encore fondu.

— Le coin des orateurs, précise la voix sortant de la fosse. La nuit, vaut mieux l’éviter.

— Et pourquoi ?

— Question de tranquillité. Les orateurs, c’est bien connu, dès que la lumière baisse un peu, ils se mettent à parler tous en même temps ; des fois, tu passes près de leur coin et voilà que des chuchotis sortent de dessous terre. Vaut mieux éviter.

— Les gens n’ont pas tort, grand-père, de dire que votre esprit s’égare : où avez-vous vu qu’on enterre un homme et qu’il se mette à chuchoter ?

— Je ne dis pas qu’on l’a vu, insiste le vieux, mais qu’on l’a entendu, ça c’est la vérité vraie. Et c’est arrivé encore, il n’y a pas si longtemps. On enterrait un vice-président, juste là, dans le coin des orateurs, sur le bord à gauche. Vous n’auriez pas encore une petite cigarette ? Le cercueil tout en rouge, des couronnes qui débordent tant il y en a, et des gens à plus savoir où les mettre. L’orateur était un célèbre, à ce qu’on disait. Donc voilà. On descend le cercueil, on tire les cordes puis, comme c’est l’usage, les discours. Ça cause, ça cause, et quand c’est fini, c’est notre tour à Mitka (mon collègue) et à moi d’empoigner les pelles. Je me crache dans les mains et, figurez-vous, d’en bas, de sous le couvercle : «  Je demande la parole, qu’il dit. Après les discours de mes prédécesseurs… » Et là, Seigneur, voilà qu’ils se débinent tous, et les prédécesseurs et les autres, sans faire de détail. Même mon benêt de Mitka jette sa pelle et détale. Je regarde : tout autour, plus que quelques caoutchoucs qui pointent de la neige et un cartable oublié qui se balance au bout de la croix. Et l’autre (vous comprenez, de dessous la terre et à travers le couvercle, on n’y voit rien) qui s’agite toujours : «  Citoyens, camarades, ne m’envoyez pas dans l’au-delà, car même une fois que les trompettes du jugement dernier auront sonné, je resterai sous mon couvercle et je n’aurai pas plus de réaction qu’un réactionnaire et… » – c’est bien ce mot-là qu’on emploie ou c’est ma vieille tête qui délire ? C’est que je n’ai pas étudié, moi.

— C’est ça. Et après ?

— Après ? Eh bien voilà, lui, il aurait bien continué, mais moi, j’ai eu un coup de rogne, alors j’ai pas attendu Mitka, j’ai empoigné la pelle et d’un seul mouvement, j’ai mis sous terre le discoureur et ses discours… Ah, je vous dis, les gens d’aujourd’hui ne savent plus se tenir en paix. Est-ce qu’avant, vous auriez vu des choses pareilles ?

— Ni avant ni maintenant. Vous divaguez, grand-père… Il faudrait vous soigner. Vous n’allez pas voir le médecin du coin ?

— C’est la terre qui me soignera, fiston. Je ne vais plus rester longtemps ici, parmi vous. Mais si vous ne me croyez pas, venez, je vais vous montrer la tombe.

Et, délaissant sa pelle, le vieux a déjà les coudes sur les bords de la fosse, mais je l’arrête.

— D’accord, je vous crois, je vous crois.

— Ça vaut mieux… et apaisé, il poursuit ses histoires embrouillées.

— Donc, celui-là, il a avalé ses pelletées de terre et il l’a bouclée. Mais un autre trépassé, pas si passé que ça, m’a donné bien du souci. J’habite juste là, derrière les grilles, la cahute à deux fenêtres à l’écart, près du terrain vague. Et devant chez moi, c’est un vrai défilé de corbillards, ça n’arrête pas. Et voilà qu’une fois, c’était le soir, j’avais allumé la flamme de la veilleuse et je m’étais installé devant la table pour passer la soirée ; voilà que j’entends quelque chose derrière la porte, un bruit, trrac.

«  Qui ça peut être ? » que je pense. Je m’approche, je m’enquiers et pour toute réponse trrac à nouveau. J’enlève le crochet, je regarde et – c’est que j’en ai tellement vu que je comprends au premier coup d’œil de qui il s’agit – il est là, debout, les mains raidies et serrées sur la poitrine, tout long et tout jaune. «  Halte-là, que je lui dis, d’où il sort celui-là ? » Et lui : «  Du corbillard. J’ai vu la flamme. Laisse-moi entrer. »

«  Par exemple, je me dis, il ne manque plus que ça ! » Barrant l’entrée du bras : «  C’est pas réglementaire de passer comme ça de l’au-delà à la cuisine. Tu crois vraiment qu’ils se contenteront d’enterrer du vent ? Et comment tu t’es sauvé ? – Comme ça, qu’il dit, ça tressautait dans les ornières, et voilà que le couvercle a glissé et par la fente il y a la petite flamme qui m’a fait signe. C’est la dernière, je me dis, la toute dernière. Je jette un regard vers l’arrière : ils étaient loin, loin, dispersés (il n’est pas tout près votre cimetière, grand-père), d’autres suivaient plus près, mais les yeux vissés au sol, rapport aux flaques. J’ai poussé le couvercle, puis je l’ai remis et discrètement…, laisse-moi entrer, grand-père. – Et si jamais tu arrives en retard, pauvre idiot, que je lui dis, et si jamais tu rates tes funérailles ? – J’arriverai à temps. À chaque pas le corbillard s’embourbe, ne me refuse pas le plaisir de contempler une dernière petite flamme avant les ténèbres éternelles. » Et il insiste tant et tant qu’à la fin je le prends en pitié : «  Allez, rentre, je lui dis, mais fais vite, deux petits tours puis hop, dans le trou. »

Je vais vers la veilleuse, lui me suit, les bras toujours croisés sur la poitrine, et il tourne son visage cireux vers la lumière. Puis : «  Touche donc, grand-père, derrière les cils, quelque chose là devient vitreux. D’ici que je me perde et que je n’arrive pas à retrouver ma tombe. Ah, il est temps, mon heure est venue, il est temps. » Et il disparaît par la porte comme il était entré. Je le suis du regard. Les ténèbres du soir avaient déjà tout envahi, les cloches avaient déjà sonné. «  Il y arrivera, que je me demande, ou il n’y arrivera pas ? »