À la suite de quoi, La Revue hebdomadaire n’eut plus d’autre solution que d’expliquer longuement dans le numéro suivant, opposant son sat à l’autre sat, que tout le monde n’était pas à même de comprendre l’ironie : la seule chose qui méritait pitié n’était, bien évidemment, ni l’élan naïf vers l’inatteignable, (car toute manifestation de génie est toujours naïve), ni le fanatique du coude, mais le mercenaire de la plume, l’individu à œillères de La Revue mensuelle qui, à force de n’avoir affaire qu’à des lettres, comprenait toujours tout littéralement.
Comme il se doit, Le Mensuel ne voulut pas demeurer en reste. Mais L’Hebdomadaire ne pouvait pas plus laisser le dernier mot à son adversaire. Dans le feu de la polémique, notre fanatique se muait tour à tour en crétin ou en génie et était alternativement proposé comme candidat à un lit vacant de l’asile d’aliénés ou au quarantième fauteuil de l’Académie.
Ainsi, plusieurs centaines de milliers de lecteurs des deux bords eurent vent du n° 11 111 et de la relation qu’il entretenait avec son coude. Toutefois, la polémique ne suscita pas d’intérêt particulier chez le grand public, car d’autres événements s’étaient succédés qui avaient monopolisé l’attention. Il y avait eu deux tremblements de terre et un tournoi d’échecs : tous les jours deux blancs-becs prenaient place devant soixante-quatre cases – l’un avait une tête de boucher, l’autre de commis de magasin de mode – et par on ne sait quel mystère, blancs-becs et cases se retrouvaient au centre de toutes les préoccupations intellectuelles, de tous les intérêts et de tous les espoirs. Or, pendant ce temps, le n° 11 111, dans sa chambrette carrée qui, certes, pouvait évoquer une case d’échiquier, le coude tendu vers la mâchoire, immobile et ankylosé, attendait, comme une pièce d’échecs inanimée, d’être mis enjeu.
Le premier à faire une proposition concrète au mordeur de coude fut le directeur d’un cirque des faubourgs qui cherchait à renouveler et à compléter son programme. C’était un homme entreprenant, et le vieux fascicule de La Revue qui lui était par hasard tombé sous les yeux décida du destin immédiat du mordeur. Le miséreux n’accepta pas tout de suite l’engagement, mais quand l’homme du cirque lui eut démontré que c’était là l’unique façon de vivre de son coude et qu’une fois sa subsistance assurée, il pourrait élaborer sa méthode et travailler les techniques du métier, notre triste ahuri grommela un vague « ouais ».
Le numéro annoncé sur les affiches « Un coude contre un homme. Mordra, mordra pas ? Trois rounds de deux minutes. Arbitrage : Belks » venait en final après la femme au python, les gladiateurs romains et le saut du haut du chapiteau. Le numéro se déroulait de la façon suivante : l’orchestre jouait une marche et un personnage au bras dénudé entrait en piste ; ses joues étaient passées au fard et les cicatrices autour de l’os du coude soigneusement recouvertes de poudre blanche. L’orchestre cessait de jouer et le combat commençait : les dents crochaient dans la peau, s’approchant du coude de plus en plus près, centimètre par centimètre.
— Tu bluffes, tu l’auras pas !
— Regardez, regardez, on dirait qu’il l’a mordu !
— Non, son coude est tout près, mais…
Le cou du champion s’allongeait, les veines gonflaient, les yeux rivés sur le coude s’injectaient, le sang des morsures gouttait sur le sable, et la foule, de plus en plus déchaînée, jumelles braquées sur le mordeur de coude, se dressait, tapait des pieds, enjambait les barrières, huait, sifflait et criait :
— Mords-le !
— Vas-y, attrape-le, ce coude !
— Allez, le coude, tiens bon, résiste !
— Truqué ! Bidon !
Le combat cessait et l’arbitre déclarait le coude vainqueur. Et ni l’arbitre, ni le directeur, ni la foule qui se dispersait n’imaginaient que cette arène de cirque serait bientôt pour l’homme au bras nu celle de la gloire mondiale et qu’à la place du rond de sable de vingt mètres de diamètre, il foulerait le plan de l’écliptique dont les rayons s’étirent à des milliers de kilomètres.
Voici comment tout commença : un conférencier à la mode, Justus Kint, qui avait conquis la gloire en conquérant les oreilles des dames âgées mais riches, fut emmené après un des innombrables repas de fête – les vapeurs de l’ivresse et le hasard aidant – au cirque. Kint était philosophe professionnel et au premier coup d’œil, il saisit la signification métaphysique du mordeur de coude. Dès le lendemain matin, il s’attaqua à la rédaction d’un article intitulé « Les principes de l’immordabilité ».
Kint, qui, quelques années auparavant, avait remplacé le mot d’ordre suranné « Revenons à Kant » par celui – plus actuel et abondamment repris depuis – de « Allons à Kint », écrivait avec une élégante désinvolture et force enluminures de style (ce n’est pas pour rien que lors d’une de ses conférences, il avait déclaré sous un tonnerre d’applaudissements que « les philosophes qui parlent du monde aux hommes voient le monde, mais ne voient pas que, dans ce même monde et à trois pas d’eux, leur auditeur meurt tout simplement d’ennui »). Après une brillante description de la lutte de « l’homme contre le coude », Kint passa du fait à sa généralisation et, par le biais d’une hypostase, appela le numéro de cirque « La métaphysique en action ».
La pensée du philosophe se développait comme suit : tout concept (dans la langue des grands métaphysiciens allemands Begriff) vient, du point de vue lexicologique et logique, de greifen, qui signifie « saisir, attraper, mordre ». Mais tout Begriff, tout logisme, si on le poursuit jusqu’au bout, se transforme en Grenzbegriff c’est-à-dire en « concept-limite », qui se dérobe à la pensée, que la connaissance ne peut saisir tout comme les dents ne peuvent saisir le coude. « En poussant plus loin – développait l’article sur les principes de l’immordabilité – en objectivant l’immordable, nous arrivons à l’idée du transcendant. Cela, Kant le comprenait bien. En revanche, il ne comprenait pas que le transcendant est en même temps l’immanent (manus : main, et de là coude) ; l’immanent-transcendant est toujours dans “l’ici”, à la limite du concevable, participant presque au processus d’aperception, tout comme le coude est presque accessible à l’effort préhensile des mâchoires. Pourtant “ton coude est tout près, mais le mordre tu ne pourras jamais” et “la chose en soi” existe en chacun mais elle est en même temps inconcevable. Il y a là un presque incontournable, concluait Kint, un presque que l’homme de la piste s’escrimant à se mordre le coude en quelque sorte personnifie. Hélas, tout nouveau combat s’achève fatalement par la victoire du coude : l’homme est vaincu, le transcendant triomphe. Encore et toujours, sous les clameurs et les sifflements de la foule inculte, se rejoue l’éternel drame gnoséologique incarné à gros traits mais de manière irréfutable dans l’arène. Allez, courez tous voir le saltimbanque tragique, contemplez ce phénomène rarissime : pour une poignée de piécettes vous est offert ce au nom de quoi la fleur de l’humanité a payé de sa vie. »
Les minuscules lettres noires de Kint s’avérèrent plus puissantes que les énormes caractères rouges des affiches du cirque. Les foules se précipitèrent pour acquérir au rabais cette rareté métaphysique. Le numéro du mordeur de coude dut être transféré du petit cirque des faubourgs au grand théâtre du centre ville ; et le n° 11 111 commença à se produire dans les amphithéâtres des universités. Les kintistes se mirent aussitôt à commenter et à citer la pensée du maître ; quant à Kint, il transforma son article en un ouvrage intitulé Le Coudisme. Hypothèses et conclusions. Au cours de la seule première année, le livre fut réédité quarante-trois fois.