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Le temps passait. Tout le monde commençait à comprendre que la mer de fiel ne remonterait plus jamais. On avait besoin de nouvelles sources d’énergie, il fallait un nouveau Lekr qui découvre quelque chose qui transformerait la vie de fond en comble. La corne, supprimée quelques années auparavant, reprit ses activités. On sollicita des inventeurs du monde entier. Mais on ne reçut pas le moindre projet présentant un tant soit peu d’intérêt. Il y avait bien des inventeurs, mais l’inventivité avait disparu en même temps que la haine. Il était désormais impossible de trouver où que ce soit, même moyennant une récompense à sept, huit ou neuf chiffres, les esprits bilieux d’autrefois, les inspirations courroucées, les plumes acérées comme des dards, trempées dans le fiel. L’encre était douce, vierge de sang, de bile et de toute fermentation ; elle n’était bonne qu’à faire des gribouillis de pensée confus, stupides, pareils à des éclaboussures. La culture s’éteignait, sans éclat et sans fracas. Et durant toutes ces années d’agonie, dans l’entropie croissante de la haine disparue, il ne se trouva pas même un seul satiriste qui fût capable de tourner en dérision l’avènement et la décadence de l’époque de la houille jaune.

1939

Revue de Presse

Le marque-page ne chôme pas

Le Marque-page, conte qui ouvre ce recueil et lui donne son titre, permet de comprendre quel rôle Krzyzanowski attribue à la littérature et aux écrivains. Le narrateur rencontre, sur un banc public, un « attrapeur de thèmes », un type capable de se saisir de n’importe quel objet, une corniche par exemple, ou encore un copeau de bois virevoltant dans l’air, et d’en faire la pierre angulaire d’une histoire signifiante, qui suscite la réflexion et la rêverie de ses interlocuteurs. Bref, un type doué. C’est bien sûr une démonstration de l’art de Krzyzanowski, pour qui la création littéraire se définit d’abord comme fantastique ; l’objet, le fait, ne signifie rien, mais si on l’agrandit par exemple (comme dans La Superficine, qui évoque une sorte de pommade qui, appliquée sur les murs d’une pièce, en agrandit la surface) – on pourra développer un nouveau point de vue, qui éventuellement déplacera un peu nos convictions portant sur le "réel". Bien sûr, on déforme la réalité pour mieux la retrouver, on joue sur l’accidentel et le contingent pour dégager l’essentiel. Et oui, dans ces contes, fables et autres paraboles, c’est de philosophie qu’il s’agit, et le problème, si l’on peut dire, c’est que Krzyzanowski, comme Socrate, pose trop de questions.

Or dans les années 1920 et 30 durant lesquelles Krzyzanowski écrit les récits du Marque-page, interroger est une attitude suspecte en URSS. Et pourtant, note bien que Krzyzanowski n’est pas un farouche opposant politique, un écrivain « engagé » qui aurait risqué le goulag. Non, c’était un écrivain véritablement engagé, mais dans une lutte discrète pour dire une vérité, quitte à mettre en doute avec drôlerie les conceptions communes sur :

les femmes, l’amour et l’oubli (La Pupille),

Kant et un gardien de cimetière (La treizième catégorie de la raison),

Kant et un type qui essaie de mordre son coude (l’excellente Métaphysique articulaire),

la possibilité d’utiliser les émotions (la haine) comme source d’énergie renouvelable (la fabuleuse Houille jaune).

C’est donc la simple volonté d’interroger qui semble rendre suspect Krzyzanowski, sans oublier son étrange profondeur, qualités qui ont conduits certains à le comparer à Swift et Kafka, et d’autres à le condamner à l’oubli. La réalité, depuis la Révolution, n’a pas à être ainsi allègrement contestée, fût-ce dans des dimensions métaphysiques sans lien directe avec l’exercice du pouvoir. Comme son personnage du Marque-page, Krzyzanowski n’écrit que des « impubs » : des textes impubliés et impubliables, non pour leur terrorisme littéraire, mais parce que ces contes philosophiques invitent à la réévaluation. Et si on commence par ajouter une treizième catégorie à la conception kantienne de la raison, celle de la fantaisie (ou de la folie), où cela s’arrêtera-t-il ?

Ces contes à la finesse amusée font donc du (forcément) discret Krzyzanowski un insoumis. Notons d’ailleurs en passant que ne pas conclure ces récits ne change rien à l’affaire, c’est bien l’acte même de la pensée qui est gênant. Ainsi l’attrapeur de thème est-il presque toujours interrompu dans le cours de ses récits, par l’arrivée d’un tramway ou d’un gardien de cimetière, ce qui n’empêche pas les responsables de journaux de trouver ses textes « prématurés », qualificatif étrange qui justifie en l’occurrence le rejet dans les limbes de l’œuvre du talent.

Heureusement pour nous, l’engagement dans l’écriture de Krzyzanowski avait d’autres ressorts, comme il l’exprime par la voix de son personnage :

Je n’avais pas arrêté de travailler pour autant : vous savez, c’est comme chez Fabre qui décrit les abeilles sauvages : même si l’ont fait des trous dans un gâteau de miel, elles continuent à le remplir comme si de rien n’était ; le miel s’écoule, mais elles en produisent toujours davantage, les sottes !

L’implacabilité de la vocation de l’écrivain, mort en 1950, nous permet de nous délecter de cette œuvre riche, dont les 3 000 pages ont été redécouvertes dans les années 1980. L’ensemble est progressivement traduit pour les excellentes éditions Verdier qui, dans le domaine russe, nous ont déjà fait découvrir le stupéfiant Roman de Sorokine ou encore la fabuleuse Éloge des voyages insensés de Vassili Golovanov (pour ne parler que des textes lus récemment). Du miel pour l’esprit, je te dis.

Cédric Rétif

in www.fricfracclub.com,

le 27 avril 2011

Le Marque-page : à l'est d'Eden.

« Où avez-vous vu qu’on enterre un homme et qu’il se mette à chuchoter ? » Dans Le Marque-page de Sigismund Krzyzanowski, un recueil de nouvelles aussi totalement jouissif qu’espiègle et subversif que m’a recommandé par hasard et par passion un marchand de prose nommé Daniel Pennac.

Une introduction bouleversante retraçant le parcours de l’auteur méconnu dont la parenté avec Kafka ne tient pas qu’à une consonne, nous apprend qu’on commence à peine à découvrir les 3 000 pages de 1’œuvre de ce génie négligé, apôtre de l’exigence absolue et philosophe de l’absurde irréductible, dont pas une ligne ne fut publiée de son vivant (1887-1950).

Cent soixante d’entre elles nous font pénétrer dans un univers irréel d’une cohérence absolue, sans que l’on puisse identifier l’origine du dérapage qui nous a fait quitter la chaussée du quotidien pour le champ du rêve.

Cette embardée littéraire de premier ordre nous entraîne de la découverte d’un marque-page abandonné à celle d’un fabuleux conteur.

Se moquant gentiment de ceux qui ne suivent une histoire que pour traquer ses thèmes, le conteur se mue en « attrapeur de thèmes » et prouve qu’on peut en chasser partout, y compris dans l’histoire de la tour Eiffel qui, écœurée de respirer Paris, s’évade et finit par se suicider en piquant du nez dans le lac de Constance.

La vivacité des enchaînements étant aussi hallucinante que l’originalité de l’approche et du traitement, on se retrouve quelques paragraphes plus loin à partager l’agonie d’un chat prisonnier d’une corniche, à l’étrange aventure du copeau de bois qui rappelle à sa vraie nature un ancien menuisier devenu un fieffé « camarade ».