Chaque nouvelle explose en une dizaine d’histoires. Dans la plus fantastique, un onguent pour agrandir les pièces transforme les huit mètres carrés (maximum réglementaire alloué au célibataire soviétique) en un désert où se perdra le héros. Dans la plus noire, l’humanité trouve enfin le moyen d’exploiter une source d’énergie qu’elle croit à tort inépuisable : la haine.
En filigrane se dessine la Russie d’hier, de la famine, et de la révolution, cette « accélération de faits que l’esprit ne parvient pas à suivre ».
Comme toute nourriture riche, ces nouvelles doivent s’ingérer lentement. On les lira idéalement le soir, avant que « le signet noir du sommeil se pose entre un jour et un autre ». Car cette œuvre nocturne est un paradis peuplé de personnages égarés à l’extérieur des douze catégories kantiennes de la raison, un repaire de divagations, d’illogismes et d’utopies, où s’épanouissent tous les « rêveurs socialement nuisibles qui, dans notre siècle sobre et réaliste sont en quête d’impossible ou d’irréalisable ». Le moindre n’étant pas cet homme dont l’unique ambition est de parvenir à se mordre le coude.
Si impossible n’est pas français, il n’est pas russe non plus.
Voir, juin 1992
par Geneviève Picard,
Une mesure urgente : lire Krzyzanowski
Il y a des livres qui se veulent le tombeau d’une langue – le terminus ou le bouquet final. Ainsi de Krzyzanowski. Lui aussi a soulevé la dalle ; et c’est le cas de le dire, puisqu’on l’avait enterré sans avoir rien publié de son vivant. Auteur pourtant de plus de trois mille pages. Les éditions Verdier inaugurent une collection de littérature russe, « Slovo », avec six nouvelles de Krzyzanowski (1887-1950). On se croirait dans une de ses nouvelles, celle intitulée La treizième catégorie de la raison. C’est l’histoire d’un cadavre qui saute de son corbillard, et qui rate ses funérailles. Vadim Perelmouter, le « découvreur » de Krzyzanowski, raconte que l’écrivain a été enterré le jour du nouvel an, dans un froid d’enfer, à tel point que les survivants du cortège ne se souviennent plus de la route menant au cimetière...
« La tombe de l’écrivain jusqu’à aujourd’hui est demeurée introuvable », dit-il. Toutes les nouvelles de Krzyzanowski sont de cette veine-là. Dans celle intitulée Le Marque-page, le narrateur est doublé d’un « attrapeur de thèmes » qui raconte de drôles d’histoires. Comme celle de la tour Eiffel qui décide de se dégourdir les jambes dans le bois de Boulogne tandis qu’un poète près du socle défoncé « mordille son crayon d’un air pensif en se demandant ce qui conviendrait le mieux à la situation : l’alexandrin ou les méandres du vers libre... » Ailleurs, le narrateur imagine une pommade pour pousser les murs : la superficine. Plus loin, c’est la houille jaune (la haine – la bile) qui permettrait de lutter contre les pénuries d’énergie. Les chômeurs en formeraient la principale industrie... En voilà une mesure urgente : lire Krzyzanowski.
« De l’exercice du silence »
Six nouvelles à la fois fantastiques et réalistes : Sigismund Krzyzanowski (1887-1950), écrivain russe, découvert près de quarante ans après sa mort à la faveur de la perestroïka, sauf quelques rares articles et une œuvre de théâtre, n’avait jamais été publié.
Plusieurs milliers de pages d’inédits. Sous le titre Mémoires du futur, un premier choix est paru à Moscou en 1989, ici partiellement traduit. Krzyzanowski appartient tout entier, selon le mot d’Isaac Babel, à la « littérature du silence ».
Les histoires d’un « attrapeur » de mots-thèmes (« Le Marque-page »), l’agrandissement terrifiant d’une chambre minuscule à partir d’une pommade diluée (« La Superficine »), les habitants et dédales de la pupille d’une femme aimée (« Dans la pupille »), un mort errant qui, ayant faussé compagnie à son corbillard, n’arrive pas à rejoindre sa tombe (« La Treizième catégorie de la raison »), le projet dérisoire mais insolite d’une vie et ses effets moraux et sociaux (« La Métaphysique articulaire »), la haine en tant que source d’énergie de remplacement (« La Houille jaune »), – tous ces récits, sous une apparence ludique et drolatique, gardent un lien avec une réalité sociale et autobiographique précise, et tentent, par un humour mâtiné de satire, de « débarrasser de l’absurde le tas d’absurdités dont est faite la vie ».
Pour Krzyzanowski les thèmes sont partout sous notre regard et l’invention à partir des mots finit toujours par rencontrer une réalité qu’elle critique. Comme s’il s’agissait par le seul verbe industrieux de ramener une raison manquante au monde.
Combinaison de plusieurs récits venant d’un même personnage (« L’Attrapeur de thèmes », double de l’auteur), la première nouvelle éclaire la démarche de Krzyzanowski et donne sa signification au livre. Comment les mots pris en tant que tels font écho au réel et aboutissent à ce réalisme fantastique et critique qui, depuis Gogol au XIXe siècle, jusqu’à Pilniak, Zamiatine, Boulgakov pour la période soviétique, est l’une des marques originales de la littérature russe. Ainsi le mot « copeau » nous entraîne dans la métamorphose sociale et morale d’un ouvrier menuisier révolutionnaire, troquant, après 1917, la varlope et les tracts contre la serviette de cuir et la voiture de fonction du haut responsable.
Le mot « corniche » amène le récit de la mort d’un chat. Et Krzyzanowski construit devant le lecteur son histoire : il dresse, corrige le décor, indique les vraisemblances, présente et introduit son héros. Il établit la liste de tous les éléments du drame, souligne leur nécessité, trouve au lecteur une place d’observation et le lie étroitement à son texte comme à l’événement.
À partir du mot « on décroche le texte comme un manteau de son clou ». Précisément Krzyzanowski est de ces écrivains qui sortent du Manteau de Gogol.
Il y a l’écrivain de la pensée et de son expression. Il y a celui du mot d’abord, de ses échappées, de ses explorations et de la négligence souvent feinte du réel. Si cet écrivain est russe, le retour au réel, à la réalité sociale et morale d’un temps, ne pourra jamais être manqué : tel est le cas de Krzyzanowski. C’est pourquoi avec d’autres il partage cette exigence éthique de n’écrire « que sur ce qui a été rayé, et pour ceux qui ont été rayés ». Il est alors de ceux pour qui « n’importe quel coin misérable vaut mieux que le trottoir long et nu de la littérature d’aujourd’hui ». De ceux dont l’œuvre non permise est tout bonnement « de l’air volé » (Mandelstam).
Le Marque-page est un de ces livres qui nous remuent parce que leurs mots retournent le mensonge des nôtres comme la terre où nous sommes enfouis, un de ces livres dont la pure littéralité n’exclut pas une affirmation morale : la vérité demeure plus précieuse que la littérature. Pour garder à ses écrits le goût de la vérité, Krzyzanowski n’a pas voulu sacrifier à la littérature de son temps.
La Quinzaine littéraire, 16 avril 1992,
par Christian Mouze.
Notes
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