— Tenez, un autre thème, là-haut. Vous le voyez ?
— Où cela ?
— Droit devant vous. Quatrième étage, dernière corniche à gauche. Cinquante centimètres au-dessous de la fenêtre, sous les taches de chaux. Vous voyez ?
— Je vois… une corniche.
— C’est cela. Je vais vous montrer le thème. Ne lâchez pas la corniche : il est là, sur ces trois pieds de long. Impossible de sauter ni d’esquiver. Pour le tenir, on le tient, ce thème !
Tous – l’interlocuteur, moi, et même une paire de lunettes sortie subitement de derrière un journal déplié à l’autre bout du banc – entraînés dans le jeu bizarre de l’inconnu, nous nous mîmes à chercher des yeux la traverse qui avait attiré l’attention du visage pointu. Au-dessus des arbres du boulevard, sur la façade d’une maison en construction, entre les fenêtres disposées un peu à la diable, des rangées de saillies courtes et étroites brisaient la verticale du mur.
— Ce n’est que le premier terme de l’addition ; le deuxième serait, peu importe, disons un chat, un simple chat de gouttière ; et maintenant le total : poussé par je ne sais quel hasard – des pierres qu’on lui lance, ou encore la faim – le chat grimpe les zigzags de l’escalier et, par la porte entrebâillée, se faufile dans un appartement, ou plutôt dans un bureau où les gens restent de telle heure à telle heure… oui, c’est cela, un bureau, ce serait mieux. Aussitôt on tape du pied, on le chasse. Le réflexe de la peur le hisse sur l’appui de la fenêtre – grande ouverte – après quoi il se laisse glisser sur ce rebord justement. L’exposition est terminée. D’ailleurs, quelques retouches ne seraient pas inutiles. Rien de plus facile. On tire la maison par les cheminées : de quatre à trente étages. On rétrécit les rues, on tisse dans l’air la toile d’araignée des fils électriques, et, en bas, sur l’asphalte de la ville géante lustré par les pneus, on lâche le tourbillon des centaines et des milliers de voitures, et une foule de piétons pressés, le regard rivé au sol : des businessmen.
Bon, nous y sommes : certains employés sont partis, deux ou trois regards se penchent sur lui puis s’empressent de retourner aux chiffres et aux calculs ; la fenêtre se referme avec fracas ; bientôt la porte claque derrière les derniers à partir. Le chat est seul sur une étroite bande de briques encastrée dans la verticale du mur. La fenêtre du dessus est tout près, mais il ne saurait l’atteindre : pas d’appui, pas d’élan ; ici, rien à faire : la mort. Sauter en bas, d’une corniche à l’autre, est également impossible : trop loin, et ses griffes vont glisser sur la pierre ; une fois de plus : la mort. Dépliant son corps avec prudence, le chat fait un pas le long du mur : un à-pic. Hérissant ses poils, penchant vers le vide les fentes vertes de ses prunelles, il distingue à travers l’air embrumé un grouillement de taches d’encre ; dressant l’oreille, il entend le bourdonnement incessant de la rue : il faut attendre. Nous avons affaire, je l’ai dit, à un chat étranger aux chatteries comme à la sentimentalité du ronronnement, un vagabond sans feu ni lieu, les oreilles déchirées par les combats, les flancs creusés par la faim et le cœur bien aguerri par la vie. Notre héros n’est ni effrayé ni déconcerté : toute possibilité lui a été retirée sauf celle de dormir – parfait : bien serré contre le mur, il ferme les yeux. On pourrait placer ici les rêves du chat perché au bord du trentième étage, à deux pouces de la mort. Mais poursuivons. La fraîcheur du soir, la faim aussi peut-être, lui dessillent les paupières : en bas, des milliers de lumières, ambulantes ou immobiles. Il aurait voulu, vous voyez, se dégourdir les pattes, faire le gros dos, on le comprend… Mais il n’y a pas de place. Agrandies par le crépuscule, les prunelles du vagabond immobilisé errent sur les murs : partout, les taches jaunes des fenêtres. Bien sûr, le chat ignore que derrière l’une d’elles on discute de la structure politique de l’Europe telle qu’elle est censée être d’ici une centaine d’années ; derrière une autre, on écoute un rapport sur une religion très en vogue à Boston ; derrière la troisième, on se tait penché sur l’échiquier, derrière la quatrième… Mais le chat n’a rien à faire de tout cela : il a sous les pattes une petite marche de pierre et, qu’il veuille monter ou descendre – la mort. Le chat, malin, tente à nouveau de se réfugier derrière ses paupières, dans ses rêves, mais la froidure de minuit se faufile sous sa fourrure ébouriffée, lui tire la peau et l’empêche de dormir. Les fenêtres s’éteignent, l’une après l’autre. Soudain, quelques gouttes s’écrasent sur la corniche, et bientôt une pluie froide fouette le mur. La pierre mouillée voudrait glisser sous ses pattes, le chat tout frissonnant cherche à faire corps avec le mur et se met à crier, mais l’averse frappe de plus en plus fort les toits pentus et gronde dans les conduits métalliques : le cri du malheureux parvient à peine à ses propres oreilles. Et bientôt, tous les deux, pluie et chat, se taisent. Aux étages inférieurs, les dernières fenêtres s’éteignent. Les toits polis comme des miroirs renvoient l’éclat rose de l’aube.
De nouveau le soleil roulant dans l’azur traîne le jour après lui. Les rideaux s’ouvrent. Klaxons, cliquetis, claquements, brouhaha de la foule montent par le puits de pierre. Un passant lève les yeux par hasard, et tout en haut, juste sous le toit, distingue un point noir ; il plisse les yeux derrière ses verres : « Qu’est-ce que c’est donc ? » Mais sa montre le pique des deux fers. Il est midi. Deux enfants pendus, chacun de son côté, aux doigts osseux de leur gouvernante sortent pour la promenade ; bouche bée, ils parcourent du regard les fils électriques, les murs, les corniches. « Qu’est-ce que c’est, Missis ? – Regardez où vous mettez les pieds ! » Et les petits d’homme apprennent des grands à regarder où mettre les pieds.
Le soleil a séché par plaques la fourrure du chat. Ses poils se dressent, collés par mèches. La faim, de plus en plus féroce, lui tord les entrailles. Il essaie de crier encore une fois mais il n’a plus de voix ; sa bouche desséchée ne laisse échapper qu’un faible râle. Le soleil brûlant lui ferme les paupières mais des cauchemars le réveillent aussitôt ; tête penchée au-dessus de la corniche, le chat voit : le fond de la rue vacille, puis remonte en rampant, de plus en plus proche ; muscles tendus, prêt à sauter… il se réveille : le fond asphalté s’écroule du haut des trente étages comme un ascenseur au câble rompu – de haut en bas, à la verticale.
De nouveau le soir. De nouveau les carrés jaunes des fenêtres. Derrière chacune d’elles, de longues suites de mots, des Marque-page qui attendent patiemment un regard familier. Encore une nuit noire : la ville s’éteint et déshabille le trottoir. Le chat, seul, colle son oreille contre la pierre et entend la vibration sourde des fils électriques tendus entre l’asphalte et lui.
De nouveau l’aube. Sur la corniche voisine – à trois mètres de sa gueule – des moineaux gazouillent. Le chat avale sa salive et guette d’un œil trouble les joyeux pépieurs. Du haut de la corniche, les oiseaux plongent dans l’air.
Fraîcheur du matin. Trois étages plus bas, une fenêtre ouverte aux rayons du soleil laisse passer, venant d’une main encore hésitante, disons Le Conte de fée de Metner, ou plutôt (oui, c’est mieux) le prélude d’un choral de Bach, majestueuse et apaisante combinaison contrapunctique. Mais qu’importe au chat ! Il ne connaît que la musique de la casserole attachée à sa queue : Bach ne le touche pas et il ne parvient pas, excusez-moi du peu, à la catharsis. D’autant que le vent se lève brusquement, claque la fenêtre et fait taire l’harmonie. Rideau. Le concert est fini. Ce vent, je dois le préciser, qui se lève de la mer au matin, commence comme une brise légère et finit souvent en tornade. Et c’est justement le cas. Il commence par caresser les touffes de poils collés du chat, mais il prend de l’élan, et finit par tenter de l’arracher de la corniche. Le chat n’a plus la force de lutter ; écarquillant ses yeux troublés, de ses griffes affaiblies il s’accroche à la corniche. Mais le vent, fouaillant l’air, lui brise les pattes – sa griffe une dernière fois sur la pierre – et le chat bascule. Les fils électriques arrêtent le corps dans sa chute et un instant, comme s’ils voulaient bercer le vagabond, le balancent entre les maisons d’un mouvement tendre et délicat ; mais l’instant d’après le filet d’acier se défait, libérant le corps qui tombe sur l’asphalte. Les pneus des voitures roulent sur le cadavre, puis arrive le camion et notre thème va de la pelle métallique à la benne à ordures. C’est là que finissent aujourd’hui presque tous les thèmes – à condition que thèmes ils soient.