Le milieu du banc resta vide. L’homme assis à l’autre bout du banc feuilletait d’un air pensif les dernières pages de son livre : manifestement il cherchait à vérifier ce qu’il venait d’entendre. Puis il me regarda. Sans doute nous serions-nous adressé la parole. Mais à ce moment-là une femme vint se mettre entre nous, à la place libre. Elle commença par poudrer son nez puis demanda une cigarette. Et moi, et l’homme à la bouche entortillée dans l’écharpe, nous nous souvînmes que l’heure n’était plus à parler belles lettres sur le boulevard Tverskoï ; nous nous fîmes un signe de tête et chacun partit de son côté.
3
Ma deuxième rencontre avec l’attrapeur de thèmes se fit également par surprise. À deux pas de chez moi. Mon coude sur le sien. Il marchait, l’esprit ailleurs, et le frôlement qu’il sentit intentionnel lui fit lever les yeux, tout perplexe.
— C’est sans doute une méprise, ou…
— Du tout. Je vous ai arrêté pour me proposer comme personnage. À moins que mon type ne vous convienne pas ? Dans ce cas, je vous prie de m’excuser.
Il m’examina avec un sourire embarrassé, ne me reconnaissant qu’à moitié. Je lui rappelai : le banc du boulevard, la fin dédoublée du roman, l’enfilade des thèmes. Soudain il hocha la tête d’un air ravi et me secoua la main avec affection. J’en ai l’habitude : ceux qui vivent en dehors des choses, dans l’entourage des formules et des fantasmes, étrangers au rituel des convenances, se lient d’amitié et se quittent, d’emblée et sans réserve.
— Voici ce qui m’intéresse, dis-je d’une voix redevenue sérieuse alors que nous marchions déjà côte à côte comme de vieux amis, nous dirigeant je ne sais plus où, nulle part probablement.
— C’est votre réquisitoire sur la pénurie de thèmes. Qui, ou quoi, se trouve sur le banc des accusés : seul l’aujourd’hui de la littérature ou bien…
Il sourit :
— Sur le banc, qui n’était, si ma mémoire est bonne, qu’un simple banc de boulevard, se trouvaient et vous et moi : je parlais, vous écoutiez. Tout se ramenait à une constatation et non à une accusation. De plus, je mettrais hors de cause, ou presque, ce que vous appelez « l’aujourd’hui de la littérature ».
— Mais alors, je ne comprends pas…
— Je le mets hors de cause, répéta obstinément mon compagnon, parce que… À propos : il me souvient d’une vieille revue anglaise où j’avais trouvé une caricature : la petite fille et la diligence. Sur la première image, la petite fille, un panier au bras, rattrape en courant la diligence qui vient de partir. Elle ne peut grimper sur le haut marchepied qu’en posant son panier à terre ; une fois sur le marchepied, elle se retourne vers son panier, mais la diligence a eu le temps de s’éloigner, alors, comme vous le voyez sur la deuxième image, la pauvre petite saute à terre, court ramasser son panier et se précipite derrière la grosse diligence paresseuse. Elle rattrape à nouveau le marchepied et commence cette fois-ci par y installer le panier, mais pendant qu’elle s’y emploie, la diligence accélère et la petite fille – c’est la dernière image -épuisée, essoufflée, s’assoit au milieu de la route et éclate en sanglots. Je voulais dire ceci : la diligence littéraire n’attend pas et, dans la situation actuelle, il est impossible de se hisser sur le marchepied glissant, avec la poésie sur les bras : tantôt c’est le poète qui, d’un bond, saute dans la littérature – mais on s’aperçoit alors que la poésie est restée en arrière, en dehors de la littérature ; tantôt c’est la poésie qui atteint le marchepied, un haut niveau de littérature, mais alors le poète, exclu, rejeté, se retrouve dans un dehors absolu. Bien entendu, vous n’êtes pas d’accord.
— Non, pas vraiment. Mais notre rencontre est pour moi une occasion de vous poser des questions plutôt que de vous contredire. Que pensez-vous de l’époque où la diligence n’était même pas encore attelée ? Autrement dit, de la poésie d’autrefois, avant la révolution.
Il haussa les épaules, l’air indifférent :
— Je ne pense jamais en arrière ; toujours en avant. Mais si, pour une raison que j’ignore, cela vous intéresse… Bien que je craigne d’être incohérent et en dehors de la question.
— Racontez.
— Voyez-vous, jadis, avant pour ainsi dire le grand tremblement de vie, je fis un jour la connaissance d’un avocat de province : col froissé, femme, enfants, habit taché de graisse… mais sur son porte-documents élimé, des lettres lisses en argent, fixées par des rivets de métal : « Brûle avec le verbe le cœur des hommes1 ». Si ce n’est pas clair, j’essaierai…
— C’est clair.
— Bien sûr, reprit-il, précipitant les mots, bien sûr que l’avocat est parti en fumée depuis longtemps avec tout ce qu’il possédait, mais le porte-documents orné de « Brûle avec le verbe » est sain et sauf. Du moins j’ai l’impression de l’avoir rencontré une ou deux fois. Il est vrai que je ne suis pas complètement parvenu à l’identifier : les deux fois où je l’ai aperçu, il était écrasé sous des piles de papiers et de chemises, mais ses coins fuyants avaient un petit air… Bref, j’eus un choc : c’était lui.
— Quel drôle d’homme vous faites ! – je ne pus m’empêcher de sourire – mais continuez… Où ces rencontres mystérieuses ont-elles eu lieu ?
— La dernière, figurez-vous, s’est passée il y a peu. Dans le bureau d’un important personnage. À côté d’un bloc-notes et d’un crayon rouge. Qu’est-ce qui vous fait rire ?
Mais l’instant d’après lui-même riait aux éclats, tordant un peu sa bouche comme un enfant, agitant le sourcil. Des passants moroses s’écartèrent. Je promenai mon regard autour de nous : un carrefour vaguement familier ; l’écho de la pierre attentive d’un petit clocher ; l’herbe fanée se faufilant entre les pavés ; quelque part au loin, derrière les basses rangées de maisons, la vibration sourde des cordes de la ville. Nous ne l’avions pas fait exprès : la conversation nous avait entraînés dans le silence et dans le vide des confins de la ville. Je fus le premier à revenir au propos.
— Vous avez donc visité les bureaux du crayon rouge. Vos thèmes aussi ?
— Oui.
— Quel a été le résultat ?
— Des impubs.
— Des quoi ?
— Dans le coin supérieur de mes manuscrits ils mettaient : « n°… » « Impub » : impubliable. Toute une collection d’impubs !
— On dirait que cela vous fait plaisir.
— Au début, il n’en était rien. Ensuite, oui, ou presque. Ce qui m’intéressait, ce n’était plus « Vont-ils accepter ou refuser ? » mais « Comment vont-ils s’y prendre pour refuser ? » Ces individus qui s’étaient emparés du porte-documents d’un pauvre avocat de province, qui avaient cette manière particulière de parler, de fixer et de refixer rendez-vous, d’argumenter, de faire des remarques au crayon rouge dans les marges, de mesurer le monde avec condescendance, de faire des courbettes au téléphone tout en toisant le visiteur, de rajuster ce merveilleux lorgnon capable, sans changer de verre (je vous assure que c’est vrai), de rendre le regard tantôt myope tantôt perçant, suivant l’importance ou l’insignifiance dudit visiteur – ces individus, pour moi, finirent par se métamorphoser en thème. Vous comprenez qu’à partir de ce moment, ces rencontres n’ont eu pour moi qu’un sens purement pratique. Et tant que je n’arrive pas à cerner complètement un thème, tant que je ne connais pas son ressort et ses moindres détails, je ne trouve pas le repos. Jamais. Oui, les rédacteurs seront obligés, en tant que fonctionnaires, d’avoir affaire à mes manuscrits, mais aussi à mon regard – tant que je ne baisserai pas les yeux.