Выбрать главу

Louis Pauwels et Jacques Bergier

LE MATIN DES MAGICIENS

Introduction au réalisme fantastique

Éditions Gallimard, 1960

À la grande âme, au cœur

brûlant de mon vrai père,

Gustave Bouju, ouvrier tailleur

In memoriam.

L. P.

PRÉFACE

Je suis d'une grande maladresse manuelle et le déplore. Je serais meilleur si mes mains savaient travailler. Des mains qui font quelque chose d'utile, plongent dans les profondeurs de l'être et y débondent une source de bonté et de paix. Mon beau-père (que j'appellerai ici mon père, car c'est lui qui m'a élevé) était ouvrier tailleur. C'était une âme puissante, un esprit réellement messager. Il disait parfois en souriant que la trahison des clercs avait commencé le jour où l'un d'eux représenta pour la première fois un ange avec des ailes : c'est avec les mains que l'on monte au ciel.

En dépit de cette maladresse, j'ai tout de même relié un livre. J'avais seize ans. J'étais élève au cours complémentaire de Juvisy, en banlieue pauvre. Le samedi après-midi, nous avions le choix entre le travail du bois, du fer, le modelage ou la reliure. Je lisais à cette époque les poètes, et surtout Rimbaud. Cependant, je me fis violence pour ne point relier Une Saison en Enfer. Mon père possédait une trentaine de livres, rangés dans l'étroite armoire de son atelier, avec les bobines, les craies, les épaulettes et les patrons. Il y avait aussi, dans cette armoire, des milliers de notes prises d'une petite écriture appliquée, sur un coin de l'établi, pendant les innombrables nuits de labeur.

Parmi ces livres, j'avais lu Le Monde avant la Création de l'Homme, de Flammarion, et j'étais en train de découvrir Où va le Monde ? de Walter Rathenau. C'est l'ouvrage de Rathenau que je me mis à relier, non sans peine. Rathenau avait été la première victime des nazis, et nous étions en 1936. Dans le petit atelier du cours complémentaire, chaque samedi, je faisais du travail manuel pour l'amour de mon père et du monde ouvrier. Le premier mai, j'offris, avec un brin de muguet, le Rathenau cartonné.

Dans ce livre, mon père avait souligné au crayon rouge une longue phrase qui est toujours demeurée dans ma mémoire :

« Même l'époque accablée est digne de respect, car elle est l'œuvre, non des hommes, mais de l'humanité, donc de la nature créatrice, qui peut être dure, mais n'est jamais absurde. Si l'époque que nous vivons est dure, nous avons d'autant plus le devoir de l'aimer, de la pénétrer de notre amour, jusqu'à ce que nous ayons déplacé les lourdes masses de matière dissimulant la lumière qui luit de l'autre côté. »

« Même l'époque accablée… » Mon père est mort en 1948, sans avoir jamais cessé de croire en la nature créatrice, sans avoir jamais cessé d'aimer et de pénétrer de son amour le monde douloureux dans lequel il vivait, sans avoir jamais cessé d'espérer voir luire la lumière derrière les lourdes masses de matière. Il appartenait à la génération des socialistes romantiques, qui avaient pour idoles Victor Hugo, Romain Rolland, Jean Jaurès, portaient de grands chapeaux, et gardaient une petite fleur bleue dans les plis du drapeau rouge. À la frontière de la mystique pure et de l'action sociale, mon père, attaché plus de quatorze heures par jour à son établi – et nous vivions au bord de la misère – conciliait un ardent syndicalisme et une recherche de libération intérieure. Dans les gestes très courts et humbles de son métier, il avait introduit une méthode de concentration et de purification de l'esprit sur laquelle il a laissé des centaines de pages. En faisant des boutonnières, en repassant des toiles, il avait une présence rayonnante. Le jeudi et le dimanche, mes camarades se réunissaient autour de son établi, pour l'écouter et sentir cette présence forte, et la plupart d'entre eux en eurent leur vie changée.

Plein de confiance dans le progrès et la science, croyant à l'avènement du prolétariat, il s'était bâti une puissante philosophie. Il avait eu une sorte d'illumination, à la lecture de l'ouvrage de Flammarion sur la préhistoire. Puis il avait lu, guidé par la passion, des livres de paléontologie, d'astronomie, de physique. Sans préparation, il avait pourtant pénétré au cœur des sujets. Il parlait à peu près comme Teilhard de Chardin, que nous ignorions alors : « Ce que notre siècle va vivre est plus considérable que l'apparition du bouddhisme ! Il ne s'agit plus désormais de l'application faite à telle ou telle divinité, des facultés humaines. C'est la puissance religieuse de la terre qui subit en nous une crise définitive : celle de sa propre découverte. Nous commençons à comprendre, et c'est pour toujours, que la seule religion acceptable pour l'homme est celle qui lui apprendra d'abord à reconnaître, aimer et servir passionnément l'univers dont il est l'élément le plus important(1). » Il pensait que l'évolution ne se confond pas avec le transformisme, mais qu'elle est intégrale et ascendante, augmentant la densité psychique de notre planète, la préparant à prendre contact avec les intelligences des autres mondes, à se rapprocher de l'âme même du cosmos.

Pour lui, l'espèce humaine n'était pas achevée. Elle progressait vers un état de superconscience, à travers la montée de la vie collective et la lente création d'un psychisme unanime. Il disait que l'homme n'est pas encore achevé et sauvé, mais que les lois de condensation de l'énergie créatrice nous permettent de nourrir, à l'échelle du cosmos, une formidable espérance. Et il ne quittait pas des yeux cette espérance. C'est de là qu'il jugeait avec une sérénité et un dynamisme religieux les affaires de ce monde, allant chercher très loin, très haut, un optimisme et un courage immédiatement et réellement utilisables. En 1948, la guerre venait de passer, et des menaces de batailles, atomiques cette fois, renaissaient. Pourtant, il considérait les inquiétudes et les douleurs présentes comme des négatifs d'une image magnifique. Il y avait un fil qui le reliait au destin spirituel de la Terre, et il projetait, sur l'époque accablée où il finissait sa vie de travailleur, malgré d'immenses chagrins intimes, beaucoup de confiance et beaucoup d'amour.

Il est mort dans mes bras, la nuit du 31 décembre, et il m'a dit, avant de fermer les yeux :

« Il ne faut pas trop compter sur Dieu, mais peut-être que Dieu compte sur nous… »

Où en étais-je, à ce moment ? J'avais vingt-huit ans. J'avais eu vingt ans en 1940, dans la débâcle. J'appartenais à une génération charnière qui avait vu s'écrouler un monde, était coupée du passé et doutait de l'avenir. Que l'époque accablée fût digne de respect et qu'il faille la pénétrer de notre amour, j'étais fort loin d'y croire. Il me semblait plutôt que la lucidité menait à refuser de jouer à un jeu où tout le monde triche.

Durant la guerre, je m'étais réfugié dans l'hindouisme. C'était mon maquis. J'y vivais dans la résistance absolue. Ne cherchons pas le point d'appui dans l'histoire et parmi les hommes : il se dérobe sans cesse. Cherchons-le en nous-même. Soyons de ce monde comme si nous n'en étions pas. Rien ne me paraissait plus beau que l'oiseau plongeur de la Bhagavad-Gîtâ, « qui plonge et remonte sans avoir mouillé ses plumes ». Les événements contre lesquels nous ne pouvons rien, me disais-je, faisons en sorte qu'ils ne puissent rien contre nous. Je siégeais au plafond, assis en lotus sur un nuage venu d'Orient. La nuit, mon père lisait en cachette mes livres de chevet pour essayer de comprendre ma singulière maladie qui m'éloignait tant de lui.