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« Il ne faut pas croire que le temps écoulé rentre dans le néant ; le temps est un et éternel, le passé, le présent et l'avenir ne sont que des aspects différents – des gravures différentes, si vous préférez –, d'un enregistrement continu, invariable, de l'existence perpétuelle(4). » Pour les disciples modernes d'Einstein, il n'existerait réellement qu'un éternel présent. C'est ce que disaient les anciens mystiques. Si l'avenir existe déjà, la précognition est un fait. Toute l'aventure de la connaissance avancée est orientée vers une description des lois de la physique, mais aussi de la biologie et de la psychologie dans le continu à quatre dimensions, c'est-à-dire dans l'éternel présent. Passé, présent, futur sont. C'est peut-être la conscience seule qui se déplace. Pour la première fois, la conscience est admise de plein droit dans les équations de physique théorique. Dans cet éternel présent, la matière apparaît comme un mince fil tendu entre le passé et l'avenir. Le long de ce fil, glisse la conscience humaine. Par quels moyens est-elle capable de modifier les tensions de ce fil, de façon à contrôler les événements ? Nous le saurons un jour et la psychologie deviendra une branche de la physique.

Et sans doute la liberté est-elle conciliable avec cet éternel présent. « Le voyageur qui remonte la Seine en bateau sait d'avance les ponts qu'il rencontrera. Il n'en est pas moins libre de ses actions, il n'en est pas moins capable de prévoir ce qui pourra venir par la traverse(5). » Liberté de devenir, au sein d'une éternité qui est. Vision double, admirable vision de la destinée humaine liée à la totalité de l'univers !

Si ma vie était à refaire, je ne choisirais certes pas d'être écrivain et d'écouler mes jours dans une société retardataire où l'aventure gîte sous les lits, comme un chien. Il me faudrait une aventure-lion. Je me ferais physicien théorique, pour vivre au cœur ardent du romanesque véritable.

Le nouveau monde de la physique dément formellement les philosophies du désespoir et de l'absurde.

Science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Mais conscience sans science est ruine égale. Ces philosophies, qui ont traversé l'Europe au XXe siècle, étaient des fantômes du XIXe, vêtus à la nouvelle mode. Une connaissance réelle, objective du fait technique et scientifique, qui entraîne tôt ou tard le fait social, nous apprend qu'il y a une direction nette de l'histoire humaine, un accroissement de la puissance de l'homme, une montée de l'esprit général, une énorme forge des masses qui les transforme en conscience agissante, l'accession à une civilisation dans laquelle la vie sera aussi supérieure à la nôtre que la nôtre l'est à celle des animaux. Les philosophes littéraires nous ont dit que l'homme est incapable de comprendre le monde. Déjà, André Maurois, dans Les Nouveaux Discours du Docteur O'Grady écrivait : « Vous admettrez pourtant, docteur, que l'homme du XIXe siècle pouvait croire que la science, un jour, expliquerait le monde. Renan, Berthelot, Taine, au début de leur vie, l'espéraient. L'homme du XXe siècle n'a plus de tels espoirs. Il sait que les découvertes font reculer le mystère. Quant au progrès, nous avons constaté que les puissances de l'homme n'ont produit que famine, terreur, désordre, torture et confusion d'esprit. Quel espoir reste-t-il ? Pourquoi vivez-vous, docteur ? » Or, le problème ne se posait déjà plus ainsi. À l'insu des discoureurs, le cercle se refermait autour du mystère et le progrès incriminé ouvrait les portes du ciel. Ce ne sont plus Berthelot ou Taine qui témoignent pour l'avenir humain, mais bien plutôt des hommes comme Teilhard de Chardin. D'une récente confrontation entre des savants de diverses disciplines se dégage l'idée suivante : peut-être un jour les derniers secrets des particules élémentaires nous seront-ils révélés par le comportement profond du cerveau, car celui-ci est l'aboutissement et la conclusion des réactions les plus complexes dans notre région de l'univers, et sans doute contient-il en lui-même les lois les plus intimes de cette région.

Le monde n'est pas absurde et l'esprit n'est point inapte à le comprendre. Tout au contraire, il se pourrait que l'esprit humain ait déjà compris le monde, mais ne le sache pas encore…

III

Réflexions hâtives sur les retards de la sociologie. – Un dialogue de sourds. – Les planétaires et les provinciaux. – Un chevalier de retour parmi nous. – Un peu de lyrisme.

En physique, en mathématiques, en biologie modernes, la vue s'étend à l'infini. Mais la sociologie a toujours l'horizon bouché par les monuments du siècle dernier. Je me souviens de notre étonnement triste lorsque nous suivîmes, Bergier et moi, en 1957, la correspondance entre le célèbre économiste soviétique Eugène Varga et la revue américaine Fortune. Cette luxueuse publication exprime les idées du capitalisme éclairé. Varga est un esprit solide et jouit de la considération du pouvoir suprême. On pouvait attendre, d'un dialogue public entre ces deux autorités, une aide sérieuse pour comprendre notre époque. Or, le résultat fut affreusement décevant.

M. Varga suivait à la lettre son évangile. Marx annonçait une crise inévitable du capitalisme. M. Varga voyait cette crise très prochaine. Le fait que la situation économique des États-Unis s'améliore sans cesse et que le grand problème commence à être l'utilisation rationnelle des loisirs, ne frappait pas du tout ce théoricien qui, au temps du radar, voyait toujours les choses à travers les besicles de Karl. L'idée que l'écroulement annoncé pourrait ne pas se produire selon le schéma fixé et qu'une société nouvelle est peut-être en train de naître outre-Atlantique, ne l'effleurait pas une seconde. La rédaction de Fortune, de son côté, n'envisageait pas non plus un changement de société en U.R.S.S., et expliquait que l'Amérique de 1957 exprimait un idéal parfait, définitif. Tout ce que les Russes pouvaient espérer était d'accéder à cet état, s'ils étaient bien sages, dans un siècle ou un siècle et demi. Rien n'inquiétait, rien ne troublait les adversaires théoriques de M. Varga, ni la multiplicité des cultes nouveaux chez les intellectuels américains (Oppenheimer, Aldous Huxley, Gerald Heard, Henry Miller, et bien d'autres tentés par les anciennes philosophies orientales), ni l'existence, dans les grandes villes, de millions de jeunes « rebelles sans cause groupés en gangs, ni les vingt millions d'individus ne résistant au mode de vie qu'en absorbant des drogues aussi dangereuses que la morphine ou l'opium. Le problème d'un but à la vie ne semblait pas les atteindre. Quand toutes les familles américaines posséderont deux voitures, il faudra qu'elles en achètent une troisième. Quand le marché des postes de télévision sera saturé, il faudra équiper les automobiles.

Et cependant, par rapport aux sociologues, aux économistes et aux penseurs de chez nous, M. Eugène Varga et la direction de Fortune sont en avance. Le complexe de la décadence ne les paralyse pas. Ils ne font pas de délectation morose. Ils n'imaginent pas que le monde est absurde et que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Ils croient ferme en la vertu du progrès, ils marchent droit vers une augmentation indéfinie du pouvoir de l'homme sur la nature. Ils ont du dynamisme et de la grandeur. Ils voient large sinon haut. On choquerait en déclarant que M. Varga est partisan de la libre entreprise et que la rédaction de Fortune est composée de progressistes. Au sens européen, étroitement doctrinal, c'est pourtant vrai. M. Varga n'est pas communiste, Fortune n'est pas capitaliste, si l'on se réfère à nos façons de voir étriquées, provinciales. Le Russe et l'Américain responsables ont en commun l'ambition, la volonté de puissance et un indomptable optimisme. Ces forces, maniant le levier des sciences et des techniques, font sauter les cadres de la sociologie construits au XIXe siècle. Si l'Europe occidentale devait s'enfoncer et se perdre dans les conflits byzantins – ce qu'à Dieu ne plaise –, la marche en avant de l'humanité ne s'en poursuivrait pas moins, faisant éclater les structures, établissant une nouvelle forme de civilisation entre les deux nouveaux pôles de la conscience active que sont Chicago et Tachkent, tandis que les masses immenses d'Orient, puis d'Afrique, passeront à la forge.