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Par une illumination de sa sublime intelligence, Einstein parvient à entrevoir (non à saisir totalement, non à s'incorporer et maîtriser) le rapport espace-temps. Pour communiquer sa découverte au degré où elle est intelligemment communicable, et pour s'aider lui-même à remonter vers sa propre vision illuminative, il dessine le signe λ ou trièdre de référence. Ce dessin n'est pas un schéma de la réalité. Il est inutilisable pour le commun. Il est un « lève-toi et marche ! » pour l'ensemble des connaissances de physique-mathématique. Et encore, tout cet ensemble mis en marche dans un cerveau puissant ne parviendra qu'à retrouver ce qu'évoque ce trièdre, non pas à passer dans l'univers où joue la loi exprimée par ce signe. Mais on saura, au terme de cette marche, que cet autre univers existe. Tous les symboles sont peut-être du même ordre. Le svastika inversé, ou croix gammée, dont l'origine se perd dans le plus lointain passé, est peut-être le « modèle » de la loi qui préside à toute destruction. Chaque fois qu'il y a destruction, dans la matière ou dans l'esprit, le mouvement des forces est peut-être conforme à ce modèle, comme le rapport espace-temps est conforme au trièdre.

De même, nous dit le mathématicien Eric Temple Bell, la spirale est peut-être le « modèle » de la structure profonde de toute évolution (de l'énergie, de la vie, de la conscience). Il se peut que dans « l'état d'éveil », le cerveau puisse fonctionner comme la machine analogique à partir d'un modèle établi, et qu'il pénètre ainsi, à partir du svastika, la structure universelle de la destruction, à partir de la spirale, la structure universelle de l'évolution.

Les symboles, les signes sont donc peut-être des modèles conçus pour les machines supérieures de notre esprit, en vue du fonctionnement de notre intelligence en un autre état.

Notre intelligence, en son état ordinaire, travaille peut-être, avec sa pointe la plus fine, à dessiner des modèles grâce auxquels, passant dans un état supérieur, elle pourrait s'incorporer l'ultime réalité des choses. Quand Teilhard de Chardin parvient à concevoir le point Oméga, il élabore ainsi le « modèle » du point dernier de l'évolution. Mais pour sentir la réalité de ce point, pour vivre en profondeur une réalité si peu imaginable, pour que la conscience intègre cette réalité, se l'assimile tout entière, – pour que la conscience, somme toute, devienne elle-même le point Oméga et saisisse tout ce qui est saisissable en un tel point : le sens ultime de la vie de la terre, le destin cosmique de l'Esprit accompli, au-delà de la fin des temps sur notre globe ; – pour que ce passage de l'idée à la connaissance se fasse, il faudrait que se déclenche une autre forme d'intelligence. Disons une intelligence analogique, disons l'illumination mystique, disons l'état de contemplation absolu.

Ainsi, l'idée d'Éternité, l'idée de Transfini, l'idée de Dieu, etc., sont peut-être des « modèles » établis par nous et destinés, dans un autre domaine de notre intelligence, dans un domaine habituellement endormi, à livrer les réponses en vue desquelles nous les avons élaborés.

Ce qu'il faut bien savoir, c'est que la plus sublime idée est peut-être l'équivalent du dessin de bison pour le sorcier de Cro-Magnon. Il s'agit d'une maquette. Il faudra ensuite que les machines analogiques se mettent à fonctionner sur ce modèle dans la zone secrète du cerveau. Le sorcier passe, par transes, dans la réalité du monde bison, en découvre tous les aspects d'un seul coup et peut annoncer le lieu et l'heure de la prochaine chasse. Ceci est de la magie à l'état le plus bas. À l'état le plus haut, le modèle n'est pas un dessin ou une statuette, ou même un symbole. Il est une idée, il est le produit le plus fin de la plus fine intelligence binaire possible. Cette idée n'a été conçue qu'en vue d'une autre étape de la recherche : l'étape analogique, deuxième temps de toute recherche opérationnelle.

Ce qui nous apparaît, c'est que la plus haute, la plus fervente activité de l'esprit humain consiste à établir des « modèles » destinés à une autre activité de l'esprit, mal connue, difficile à déclencher. C'est dans ce sens que l'on peut dire : tout est symbole, tout est signe, tout est évocation d'une autre réalité.

Ceci nous ouvre des portes sur l'infinie puissance possible de l'homme. Ceci ne nous donne pas la clé de toutes choses, contrairement à ce que croient les symbologistes. De l'idée de Trinité, de l'idée du Transfini, à la statuette percée d'épingles du mage villageois en passant par la croix, le svastika, le vitrail, la cathédrale, la Vierge Marie, « les êtres mathématiques », les nombres, etc., tout est modèle, « maquette » de quelque chose qui existe dans un univers différent de celui où cette maquette a été conçue. Mais les « maquettes » ne sont pas interchangeables : un modèle mathématique de barrage fourni au calculateur électronique n'est pas comparable à un modèle de fusée supersonique. Tout n'est pas dans tout. La spirale n'est pas dans la croix. L'image du bison n'est pas dans la photo sur laquelle s'exerce le médium, le point Oméga du Père Teilhard n'est pas dans l'Enfer de Dante, le menhir n'est pas dans la cathédrale, les nombres de Cantor ne sont pas dans les chiffres de l'Apocalypse. S'il y a des « maquettes » de tout, toutes les maquettes ne sont pas comme des tables gigognes et elles ne forment pas un tout démontable qui livrerait le secret de l'univers.

Si les modèles les plus puissants fournis à l'intelligence en état d'éveil supérieur sont les modèles sans dimension, c'est-à-dire les idées, il faut abandonner l'espoir de trouver la maquette de l'univers dans la Grande Pyramide ou sur le portail de Notre-Dame. S'il existe une maquette de l'univers tout entier, elle ne saurait exister que dans le cerveau humain, à la pointe extrême de la plus sublime des intelligences. Mais l'univers n'aurait-il pas plus de ressources que l'homme ? Si l'homme est un infini, l'Univers ne serait-il pas l'infini plus quelque chose ?

Cependant, découvrir que tout est maquette, modèle, signe, symbole, amène à découvrir une clé. Non celle qui ouvre la porte du mystère insondable, et qui d'ailleurs n'existe pas ou bien est entre les mains de Dieu. Une clé, non de certitude mais d'attitude. Il s'agit de faire fonctionner l'intelligence « différente » laquelle sont proposées ces maquettes. Il s'agit donc de passer de l'état de veille ordinaire à l'état de veille supérieure. À l'état d'éveil. Tout n'est pas dans tout. Mais veiller est tout.

V

LA NOTION D'ÉTAT D'ÉVEIL

À la façon des théologiens, des savants, des mages et des enfants. – Salut à un spécialiste du bâton dans les roues. – Le conflit spiritualisme-matérialisme, ou une histoire d'allergie. – La légende du thé. – Et s'il s'agissait d'une faculté naturelle ? – La pensée comme cheminement et comme survol. – Un supplément aux droits de l'homme. – Rêveries sur l'homme éveillé. – Nous autres, honnêtes barbares.

J'ai consacré un gros volume à la description d'une société d'intellectuels qui recherchait, sous la conduite du thaumaturge Gurdjieff, « l'état d'éveil ». Je continue à penser qu'il n'est pas de recherche plus importante. Gurdjieff disait que l'esprit moderne, né sur un fumier, retournerait au fumier, et il enseignait le mépris du siècle. C'est qu'en effet l'esprit moderne est né sur l'oubli, sur l'ignorance de la nécessité d'une telle recherche. Mais Gurdjieff, homme vieux, confondait l'esprit moderne avec le cartésianisme crispé du XIXe siècle. Pour le véritable esprit moderne, le cartésianisme n'est plus la panacée, et la nature même de l'intelligence est à reconsidérer. De sorte que c'est, au contraire, l'extrême modernité qui peut amener les hommes à méditer utilement sur l'existence possible d'un autre état de conscience : d'un état de conscience éveillée. En ce sens, les mathématiciens, les physiciens d'aujourd'hui, donnent la main aux mystiques d'hier. Le mépris de Gurdjieff (comme celui de René Guénon, autre défenseur, mais purement théorique, de l'état d'éveil) n'est pas de saison. Et je pense que si Gurdjieff avait été tout à fait éclairé, il ne se serait pas trompé de saison. Pour une intelligence qui éprouve l'absolue nécessité d'une transmutation, le temps n'est pas au mépris du siècle, mais au contraire à l'amour.