Jusqu'ici, c'est en termes religieux, ésotériques ou poétiques que l'état d'éveil a été évoqué. L'incontestable apport de Gurdjieff a été de montrer qu'il pouvait y avoir une psychologie et une physiologie de cet état. Mais il occultait à plaisir son langage et enfermait ses disciples derrière des murs de thébaïde. Nous allons essayer de parler en hommes de la deuxième moitié du XXe siècle, avec les moyens du dehors. Naturellement, sur un tel sujet, aux yeux des « spécialistes », nous allons faire ainsi figure de barbares. Hé ! c'est qu'en effet nous sommes un peu barbares. Nous sentons, dans le monde aujourd'hui, se forger une âme nouvelle pour un âge nouveau de la terre. Notre façon de cerner l'existence probable d'un « état d'éveil » ne sera ni tout à fait religieuse, ni tout à fait ésotérique, ou poétique, ni tout à fait scientifique. Elle sera un peu de tout cela à la fois, et en porte à faux sur toutes les disciplines. C'est cela, la Renaissance : un bouillon où trempent, mêlées, les méthodes des théologiens, des savants, des mages et des enfants.
Un matin d'août 1957, il y eut affluence de journalistes au départ d'un paquebot quittant Londres pour les Indes. Un monsieur et une dame, la cinquantaine, d'aspect insignifiant, s'embarquaient. C'était le grand biologiste J.B.S. Haldane, accompagné de sa femme, qui quittait à jamais l'Angleterre.
« J'en ai assez de ce pays, et de tas de choses dans ce pays, dit-il doucement. Notamment de l'américanisme qui nous envahit. Je vais chercher des idées nouvelles et travailler en liberté dans un pays nouveau. »
Ainsi commençait une étape nouvelle dans la carrière d'un des hommes les plus extraordinaires de l'époque. J.B.S. Haldane avait défendu Madrid, le fusil à la main, contre les franquistes. Il avait adhéré au parti communiste anglais, puis avait déchiré sa carte après l'affaire Lyssenko. Et maintenant, il allait chercher la vérité aux Indes.
Pendant trente ans, son humour noir avait inquiété. Il avait répondu à une enquête d'un quotidien sur l'anniversaire de la décapitation du roi Charles, qui avait ranimé d'antiques controverses :
« Si Charles Ier avait été un géranium, les deux moitiés auraient survécu. »
Après avoir prononcé un discours violent au Club des Athéistes, il avait reçu une lettre d'un catholique anglais l'assurant que « Sa Sainteté le Pape n'était pas d'accord ». Adaptant aussitôt cette respectueuse formule, il avait écrit au ministre de la Guerre : « Votre Férocité », au ministre de l'Air : « Votre Vélocité » et au président de la ligue rationaliste : « Votre Impiété. »
Ce matin d'août, ses confrères « de gauche » ne devaient pas, eux non plus, être mécontents de son départ. Car, tout en défendant la biologie marxiste, Haldane n'en réclamait pas moins l'élargissement du champ de prospection de la science, le droit à l'observation des phénomènes non conformes à l'esprit rationnel. Il leur répondait, avec une tranquille insolence : « J'étudie ce qui est réellement bizarre, en chimie-physique, mais je ne néglige rien ailleurs. »
Il avait insisté depuis longtemps pour que la science étudiât systématiquement la notion d'éveil mystique. Dès 1930, dans ses livres : L'Inégalité de l'Homme et Les Mondes Possibles, en dépit de sa position de savant officiel, il avait déclaré que l'univers était sans doute plus étrange qu'on ne le pensait et que les témoignages poétiques ou religieux sur un état de conscience supérieur à l'état de veille devaient faire l'objet d'une recherche scientifique.
Un tel homme devait fatalement s'embarquer un jour pour les Indes et il ne serait pas étonnant que ses travaux futurs portent sur des sujets comme « Électro Encéphalographie et Mysticisme » ou « Quatrième état de conscience et métabolisme du gaz carbonique ». Cela est possible, de la part d'un homme dont l'œuvre comporte déjà une « Étude des applications de l'espace à dix-huit dimensions aux problèmes essentiels de la génétique ».
Notre psychologie officielle admet deux états de conscience : sommeil et veille. Mais, des origines de l'humanité à nos jours, les témoignages abondent sur l'existence d'états de conscience supérieurs à l'état de veille. Haldane fut sans doute le premier savant moderne décidé à examiner objectivement cette notion de superconscience.
Il était dans la logique de notre époque de transition que cet homme apparût à ses ennemis spiritualistes aussi bien qu'à ses amis matérialistes, comme un metteur de bâtons dans les roues.
Comme Haldane, nous devons être tout à fait étrangers au vieux débat entre spiritualistes et matérialistes. Voilà l'attitude vraiment moderne. Non pas nous tenir au-dessus du débat. Il n'a ni dessus, ni dessous : il n'a ni volume ni sens.
Les spiritualistes croient à la possibilité d'un état supérieur de conscience. Ils y voient un attribut de l'âme immortelle.
Les matérialistes trépignent dès qu'il en est question, et brandissent Descartes. Ni les uns ni les autres n'y vont voir de près, avec un esprit libre. Or il doit y avoir une autre façon de considérer ce problème. Une façon réaliste, au sens où nous entendons ce terme : un réalisme intégral, c'est-à-dire qui tient compte des aspects fantastiques de la réalité.
Il se pourrait d'ailleurs que ce vieux débat n'ait de philosophie que l'apparence. Il se pourrait qu'il ne soit rien d'autre qu'une dispute entre gens qui, fonctionnellement, réagissent de manière différente à un phénomène naturel. Quelque chose comme une discussion dans un ménage entre Monsieur qui aime le vent et Madame qui déteste ça. Le heurt de deux types humains : rien là-dedans qui soit de nature à faire de la lumière. S'il en était ainsi, réellement, que de temps perdu en controverses abstraites, et combien aurions-nous raison de nous éloigner du débat pour aborder, d'un esprit « sauvage », la question de l'état d'éveil !
Voyons l'hypothèse :
Le passage du sommeil à la veille produit un certain nombre de modifications dans l'organisme. Par exemple, la tension artérielle change, l'influx nerveux se modifie. S'il existe, comme nous le pensons, un autre état, disons un état de superveille, un état de conscience supérieur, le passage doit, lui aussi, s'accompagner de diverses transformations.
Or, nous savons tous que, pour certains hommes, le fait d'émerger du sommeil est douloureux ou tout au moins violemment désagréable. La médecine moderne tient compte du phénomène et distingue deux types humains à partir de la réaction au réveil.