Qu'est-ce que l'état de superconscience, de conscience réellement éveillée ? Les hommes qui en ont fait l'expérience nous le décrivent, au retour, avec difficulté. Le langage échoue en partie à en rendre compte. Nous savons qu'il peut être atteint volontairement. Tous les exercices des mystiques convergent vers ce but. Nous savons aussi qu'il est possible, – comme le dit Vivekananda – « qu'un homme qui ne connaît pas cette science (la science des exercices mystiques) parvienne par hasard à cet état ». La littérature poétique du monde entier fourmille de témoignages sur ces brusques illuminations. Et combien d'hommes, qui ne sont ni des poètes ni des mystiques, se sont sentis, en une fraction de seconde, frôler cet état ?
Comparons cet état singulier, exceptionnel, à un autre état exceptionnel. Les médecins et les psychologues commencent à étudier, pour les besoins de l'armée, le comportement de l'être humain dans la chute sans pesanteur. Au-delà d'un certain degré d'accélération, la pesanteur se trouve abolie. Le passager de l'avion expérimental lancé en piqué, flotte durant quelques secondes. On s'aperçoit que, pour certains passagers, cette chute s'accompagne d'une sensation d'extrême bonheur. Pour certains autres, d'extrême angoisse, d'horreur.
Eh bien, il se peut que le passage – ou l'esquisse d'un passage – entre l'état de veille ordinaire et l'état de conscience supérieure (illuminative, magique) entraîne certains changements subtils dans l'organisme, désagréables pour certains hommes et agréables pour d'autres. L'étude d'une physiologie liée aux états de conscience est encore embryonnaire. Elle commence à faire quelques progrès avec l'hibernation. La physiologie de l'état supérieur de conscience n'a pas encore attiré l'attention des savants, sauf exceptions. Si l'on retient notre hypothèse, on comprend l'existence d'un type humain rationaliste, positiviste, agressif par autodéfense dès qu'il s'agit, en littérature, en philosophie ou en science, de sortir du domaine où s'exerce la conscience dans son état ordinaire. Et l'on comprend l'existence du type spiritualiste, pour qui toute allusion à un dépassement de la raison évoque une sensation de paradis perdu. On retrouverait à la base d'une immense querelle scolastique, l'humble : « J'aime, ou je n'aime pas. » Mais qu'est-ce qui, en nous, aime ou n'aime pas ? en vérité, ce n'est jamais Je : « Ça aime, ou ça n'aime pas, en moi », rien de plus. Filons donc aussi loin que possible du faux problème spiritualisme-matérialisme, qui n'est peut-être qu'un vrai problème d'allergies. L'essentiel est de savoir si l'homme possède, dans ses régions inexplorées, des instruments supérieurs, d'énormes amplificateurs de son intelligence, l'équipement complet pour conquérir et comprendre l'univers, pour se conquérir et se comprendre lui-même, pour assumer la totalité de son destin.
Bodhidharma, fondateur du bouddhisme Zen, un jour qu'il était en méditation, s'endormit (c'est-à-dire qu'il se laissa retomber, par inadvertance, dans l'état de conscience habituel à la plupart des hommes). Cette faute lui parut si horrible qu'il se coupa les paupières. Celles-ci, dit la légende, tombèrent sur le sol, donnant aussitôt naissance au premier plant de thé. Le thé, qui protège contre le sommeil, est la fleur qui symbolise le désir des sages de se maintenir en éveil, et c'est pourquoi, dit-on « le goût du thé et le goût du Zen sont semblables ».
Cette notion de « l'état d'éveil » paraît aussi vieille que l'humanité. Elle est la clé des plus anciens textes religieux, et peut-être l'homme de Cro-Magnon cherchait-il déjà à atteindre ce troisième état. Le datage au radiocarbone a permis de constater que les Indiens du sud-est du Mexique, il y a plus de six mille ans, absorbaient certains champignons pour provoquer l'hyperlucidité. Il s'agit toujours de faire s'ouvrir le troisième œil, de dépasser l'état de conscience ordinaire où tout n'est qu'illusions, prolongement des songes du profond sommeil. « Éveille-toi, dormeur, éveille-toi ! » Des Évangiles aux contes de fées, c'est toujours la même admonestation.
Les hommes ont cherché cet état d'éveil dans toutes sortes de rites, par les danses, les chants, par la macération, le jeûne, la torture physique, les drogues diverses, etc. Quand l'homme moderne aura saisi l'importance de l'enjeu, – ce qui ne saurait tarder –, d'autres moyens seront certainement trouvés. Le savant américain J.B. Olds envisage une stimulation électronique du cerveau(107). L'astronome anglais Fred Hoyle(108) propose l'observation d'images lumineuses sur un écran de télévision. Déjà H.G. Wells, dans son beau livre Au temps de la Comète, imaginait qu'à la suite d'une collision avec une comète, l'atmosphère de la Terre se trouvait emplie d'un gaz provoquant l'hyperlucidité. Les hommes franchissaient enfin la frontière qui sépare la vérité de l'illusion. Ils s'éveillaient aux véritables réalités. Du coup, tous les problèmes, pratiques, moraux et spirituels, se trouvaient résolus.
Cet éveil de la « superconscience » ne semble avoir été recherché jusqu'ici que par les mystiques. S'il est possible, à quoi faut-il l'attribuer ? Les religieux nous parlent de grâce divine. Les occultistes, d'initiation magique. Et s'il s'agissait d'une faculté naturelle ?
La science la plus récente nous montre que des portions considérables de la matière cérébrale sont encore « terre inconnue ». Siège de pouvoirs que nous ne savons pas utiliser ? Salle de machines dont nous ignorons l'emploi ? Instruments en attente pour les mutations prochaines ?
Nous savons, en outre, aujourd'hui, que l'homme n'utilise habituellement, même pour les opérations intellectuelles les plus complexes, que les neuf dixièmes de son cerveau. La plus grande partie de nos pouvoirs demeure donc en friche. L'immémorial mythe du trésor caché ne signifie pas autre chose. C'est ce que dit le savant anglais Gray Walter dans un des ouvrages essentiels de notre époque : Le Cerveau Vivant. Dans un second ouvrage(109), mélange d'anticipation et d'observation, de philosophie et de poésie, Walter affirme qu'il n'y a sans doute aucune limite aux possibilités du cerveau humain, et que notre pensée explorera un jour le Temps, comme nous explorons maintenant l'espace. Il rejoint dans cette vision le mathématicien Eric Temple Bell qui prête au héros de son roman Le Flot du Temps, le pouvoir de voyager à travers toute l'histoire du cosmos(110).
Tenons-nous aux faits. On peut attribuer le phénomène de l'état de superveille à une âme immortelle. Depuis des milliers d'années que cette pensée nous est proposée, elle n'a guère fait avancer le problème. Mais si, pour ne pas aller plus loin que les faits, nous nous bornons à constater que la notion d'un état de superveille est une aspiration constante de l'humanité, ce n'est pas suffisant. C'est une aspiration. C'est également quelque chose d'autre.
La résistance à la torture, les moments d'inspiration chez les mathématiciens, les observations faites par l'électro-encéphalogramme des yogis, d'autres preuves encore doivent nous obliger à reconnaître que l'homme peut accéder à un autre état que l'état de veille lucide normale. Sur cet état, chacun est libre d'adapter l'hypothèse de son choix, grâce de Dieu ou éveil du Moi Immortel. Libre aussi de chercher, « en sauvage », une explication scientifique. On nous entend : nous ne sommes pas des scientistes. Simplement, nous ne négligeons rien de ce qui est de notre époque pour aller explorer ce qui est de tous les temps.
Notre hypothèse est celle-ci :
Les communications dans le cerveau se font d'habitude par l'influx nerveux. C'est une action lente : quelques mètres-seconde à la surface des nerfs. Il est possible qu'en certaines circonstances, une autre forme de communication s'établisse, mais beaucoup plus rapide, par une onde électromagnétique voyageant à la vitesse de la lumière. On atteindrait alors l'énorme rapidité d'enregistrement et de transmissions d'informations des machines électroniques. Aucune loi naturelle ne s'oppose à l'existence d'un tel phénomène. De telles ondes ne seraient pas détectables à l'extérieur du cerveau. C'est l'hypothèse que nous suggérions dans le chapitre précédent.