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Si cet état d'éveil existe, par quoi se manifeste-t-il ? Les descriptions données par les poètes et mystiques hindous, arabes, chrétiens, etc., n'ont pas été systématiquement rassemblées et étudiées. Il est extraordinaire qu'il n'existe pas, dans la liste abondante des anthologies de toutes sortes publiées en notre époque de recensement, une seule « anthologie de l'état d'éveil ». Ces descriptions sont probantes, mais peu claires. Cependant, si nous voulons, en langage moderne, évoquer ce par quoi se manifeste l'état d'éveil, voici :

Normalement, la pensée chemine, comme l'a bien montré Émile Meyerson. La plupart des réussites de la pensée sont, au fond, le fruit d'un cheminement extrêmement lent vers une évidence. Les plus admirables découvertes mathématiques ne sont que des égalités. Égalités inattendues, mais égalités tout de même. Le grand Léonard Euler considérait comme le sommet sublime de la pensée mathématique la relation :

et π + 1 = 0

Cette relation, qui accouple le réel à l'imaginaire et constitue la base des logarithmes naturels est une évidence. Dès qu'on l'explique à un étudiant de « spéciale », il ne manque pas de déclarer qu'en effet, « cela crève les yeux ». Pourquoi a-t-il fallu tant de pensée, pendant tant et tant d'années, pour aboutir à une telle évidence ?

En physique, la découverte de la nature ondulatoire des particules est la clé qui a ouvert l'ère moderne. Là aussi, il s'agit d'une évidence. Einstein avait écrit : l'énergie est égale à mc2, m étant la masse et c la vitesse de la lumière. Ceci en 1905. En 1900, Planck avait écrit : l'énergie est égale à hf, h étant une constante et f la fréquence des vibrations. Il a fallu attendre 1923 pour que Louis de Broglie, génie exceptionnel, songe à égaler les deux équations et à écrire :

Hf = mc2

La pensée rampe, même chez les plus grands esprits. Elle ne domine pas le sujet.

Dernier exemple : depuis la fin du XVIIIeXVIIIe siècle siècle, on a enseigné que la masse apparaissait à la fois dans la formule de l'énergie cinétique (e = 1/2 mv2) et dans la loi de pesanteur de Newton (deux masses s'attirent avec une force inversement proportionnelle au carré des distances).

Pourquoi faut-il attendre Einstein pour saisir que le mot masse a le même sens dans les deux formules classiques ? Toute la relativité s'en déduit immédiatement. Pourquoi un seul esprit, dans toute l'histoire de l'intelligence, a-t-il vu cela ? Et pourquoi ne l'a-t-il pas vu d'un seul coup, mais après dix ans de recherches acharnées ? Parce que notre pensée chemine le long d'un sentier tortueux situé sur un seul plan, et qui se recoupe plusieurs fois. Et sans doute les idées disparaissent-elles et reparaissent-elles périodiquement ; sans doute les inventions sont-elles oubliées, puis refaites.

Et pourtant, il semble possible que l'esprit puisse s'élever au-dessus de ce sentier, ne plus cheminer, avoir une vue totale, se déplacer à la manière des oiseaux ou des avions. C'est ce que les mystiques appellent « l'état d'éveil ».

S'agit-il, d'ailleurs, d'un ou de plusieurs états d'éveil ? Tout invite à croire qu'il y a plusieurs états, comme il y a plusieurs altitudes de vol. « Le premier échelon se nomme génie. Les autres sont inconnus de la foule et tenus pour légendes. Troie aussi était une légende, avant que des fouilles n'en révèlent l'existence véritable. »

Si les hommes ont en eux la possibilité physique d'accéder à cet ou à ces états d'éveil, la recherche des moyens d'user de cette possibilité devrait être le but principal de leur vie. Si mon cerveau possède les machines qu'il faut, si tout cela n'est pas seulement du domaine religieux ou mythique, si tout cela ne relève pas seulement d'une « grâce », d'une « initiation magique », mais de certaines techniques, de certaines attitudes intérieures et extérieures susceptibles de mettre en route ces machines, alors je me rends compte que parvenir à l'état d'éveil, à l'esprit de survol, devrait être mon unique ambition, ma tâche essentielle.

Si les hommes ne concentrent pas tous leurs efforts sur cette recherche, ce n'est pas qu'ils sont « légers » ou « mauvais ». Ce n'est pas une affaire de morale. Et, en cette matière, un peu de bonne volonté, quelques efforts de-ci de-là, ne sont d'aucun usage. Peut-être les instruments supérieurs de notre cerveau ne sont-ils utilisables que si la vie tout entière (individuelle, collective) est elle-même un instrument, tout entière considérée et vécue comme une façon d'établir le branchement.

Si les hommes n'ont pas pour unique objet le passage dans l'état d'éveil, c'est que les difficultés de la vie en société, la poursuite des moyens matériels d'existence ne leur laissent pas le loisir d'une telle préoccupation. Les hommes ne vivent pas seulement de pain, mais jusqu'à présent notre civilisation ne s'est pas montrée capable d'en fournir à tous.

À mesure que le progrès technique permettra aux hommes de respirer, la recherche du « troisième état » de l'éveil, de l'hyperlucidité, se substituera aux autres aspirations. La possibilité de participer à cette recherche sera finalement reconnue parmi les droits de l'homme. La prochaine révolution sera psychologique.

Imaginons un homme de Néandertal transporté par miracle à l'Institut des Études Avancées de Princeton. Il serait, en face du docteur Oppenheimer, dans une situation comparable à celle où nous nous trouverions en compagnie d'un homme réellement éveillé, d'un homme dont la pensée ne cheminerait plus, mais se déplacerait dans trois, quatre ou n dimensions.

Physiquement, il semble que nous puissions devenir un tel homme. Il y a assez de cellules dans notre cerveau, assez d'interconnexions possibles. Mais il nous est difficile d'imaginer ce qu'un pareil esprit pourrait voir et comprendre.

La légende alchimique assure que les manipulations de la matière dans le creuset peuvent provoquer ce que des modernes appelleraient une radiation ou un champ de forces. Cette radiation transmuterait toutes les cellules de l'adepte et en ferait un homme véritablement éveillé, un homme qui serait « à la fois ici et de l'autre côté, un vivant ».

Admettons, s'il vous plaît, cette hypothèse, cette psychologie superbement non euclidienne. Supposons qu'un jour de 1960, un homme comme nous, manipulant la matière et l'énergie d'une certaine manière, se trouve entièrement changé, c'est-à-dire « éveillé ». En 1955, le professeur Singleton montra à ses amis, dans les couloirs de la conférence atomique de Genève, des œillets qu'il avait cultivés dans le champ de radiations du grand réacteur nucléaire de Brookhaven. Ils avaient été blancs. C'étaient maintenant des œillets rouge violacé, d'une espèce jusqu'alors inconnue. Toutes leurs cellules avaient été modifiées, et ils persisteraient, par bouture ou reproduction, dans leur nouvel état. Ainsi pour notre homme. Le voici devenu notre supérieur. Sa pensée ne chemine pas, elle survole. En intégrant d'une façon différente ce que nous savons, les uns les autres, dans nos diverses spécialités, ou tout simplement en établissant toutes les connexions possibles entre les acquis de la science humaine telle qu'elle est exprimée dans les manuels du baccalauréat et les cours de Sorbonne, il peut arriver à des concepts qui nous sont aussi étrangers que pouvaient l'être les chromosomes pour Voltaire ou le neutrino pour Leibniz. Un tel homme n'aurait absolument plus aucun intérêt à communiquer avec nous, et il ne chercherait pas à briller en tentant de nous expliquer les énigmes de la lumière ou le secret des gènes. Valéry ne publiait pas ses pensées dans La Semaine de Suzette. Cet homme se trouverait au-dessus et à côté de l'humanité. Il ne pourrait s'entretenir utilement qu'avec des esprits semblables au sien.