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On trouvera donc dans ce chapitre :

1° Des extraits des propos du chef d'école Georges Ivanovitch Gurdjieff, recueillis par le philosophe Ouspensky ;

2° Mon propre témoignage sur les tentatives que je fis pour me mettre sur la route de l'état d'éveil sous la conduite des instructeurs de l'école Gurdjieff ;

3° Le récit que fait le romancier et philosophe Raymond Abellio d'une expérience personnelle ;

4° Le plus admirable texte, à nos yeux, de toute la littérature moderne sur cet état. Ce texte est extrait d'un roman méconnu du poète et philosophe allemand Gustav Meyrinck dont l'œuvre, non traduite à l'exception du Visage Vert et Le Golem, s'élève aux sommets de l'intuition mystique.

I – LES PROPOS DE GURDJIEFF

 « Pour comprendre la différence entre les états de conscience, il nous faut revenir sur le premier, qui est le sommeil. C'est un état de conscience entièrement subjectif. L'homme y est englouti dans ses rêves – peu importe qu'il en garde ou non le souvenir. Même si quelques impressions réelles atteignent le dormeur, telles que sons, voix, chaleur, froid, sensations de son propre corps, elles n'éveillent en lui que des images fantastiques. Puis l'homme s'éveille. À première vue, c'est un état de conscience tout à fait différent. Il peut se mouvoir, parler avec d'autres personnes, faire des projets, voir des dangers, les éviter, et ainsi de suite. Il paraît raisonnable de penser qu'il se trouve dans une meilleure situation que lorsqu'il était endormi. Mais si nous voyons les choses un peu plus à fond, si nous jetons un regard sur un monde intérieur, sur ses pensées, sur les causes de ses actions, nous comprendrons qu'il est presque dans le même état que lorsqu'il dormait. C'est même pire, parce que dans le sommeil il est passif, ce qui veut dire qu'il ne peut rien faire. Dans l'état de veille au contraire, il peut agir tout le temps et les résultats de ses actions se répercuteront sur lui et sur son entourage. Et cependant il ne se souvient pas de lui-même. Il est une machine, tout lui arrive. Il ne peut arrêter le flot de ses pensées, il ne peut contrôler son imagination, ses émotions, son attention. Il vit dans un monde subjectif de “j'aime”, “ je n'aime pas”, “cela me plaît”, “cela ne me plaît pas”, “j'ai envie”, “je n'ai pas envie”, c'est-à-dire un monde fait de ce qu'il croit aimer ou ne pas aimer, désirer ou ne pas désirer. Il ne voit pas le monde réel. Le monde réel lui est caché par le mur de son imagination. Il vit dans le sommeil. Il dort. Et ce qu'il appelle sa “conscience lucide” n'est que sommeil – et un sommeil beaucoup plus dangereux que son sommeil de la nuit, dans son lit.

« Considérons quelque événement de la vie de l'humanité. Par exemple, la guerre. Il y a la guerre en ce moment. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que plusieurs millions d'endormis s'efforcent de détruire plusieurs millions d'autres endormis. Ils s'y refuseraient, naturellement, s'ils s'éveillaient. Tout ce qui se passe actuellement est dû à ce sommeil.

« Ces deux états de conscience, sommeil et état de veille, sont aussi subjectifs l'un que l'autre. Ce n'est qu'en commençant à se rappeler lui-même que l'homme peut réellement s'éveiller. Autour de lui toute la vie prend alors un aspect et un sens différents. Il la voit comme une vie de gens endormis, une vie de sommeil. Tout ce que les gens disent, tout ce qu'ils font, ils le disent et le font dans le sommeil. Rien de cela ne peut donc avoir la moindre valeur. Seul le réveil et ce qui mène au réveil a une valeur réelle. »

« Combien de fois m'avez-vous demandé s'il ne serait pas possible d'arrêter les guerres ? Certainement, ce serait possible. Il suffirait que les gens s'éveillent. Cela semble bien peu de chose. Rien au contraire ne saurait être plus difficile, parce que le sommeil est amené et maintenu par toute la vie ambiante, par toutes les conditions de l'ambiance.

« Comment s'éveiller ? Comment échapper à ce sommeil ? Ces questions sont les plus importantes, les plus vitales qu'un homme ait à se poser. Mais, avant de se les poser, il devra se convaincre du fait même de son sommeil. Et il ne lui sera possible de s'en convaincre qu'en essayant de s'éveiller. Lorsqu'il aura compris qu'il ne se souvient pas de lui-même et que le rappel de soi signifie un éveil jusqu'à un certain point, et lorsqu'il aura vu par l'expérience combien il est difficile de se rappeler soi-même, alors il comprendra qu'il ne suffit pas pour s'éveiller d'en avoir le désir. Plus rigoureusement, nous dirons qu'un homme ne peut pas s'éveiller par lui-même. Mais si vingt hommes conviennent que le premier d'entre eux qui s'éveillera, éveillera les autres, ils ont déjà une chance. Cependant cela même est insuffisant, parce que ces vingt hommes peuvent aller dormir en même temps, et rêver qu'ils s'éveillent. Ce n'est donc pas assez. Il faut plus encore. Ces vingt hommes doivent être surveillés par un homme qui n'est pas lui-même endormi ou qui ne s'endort pas aussi facilement que les autres, ou qui va consciemment dormir lorsque cela est possible, lorsqu'il n'en peut résulter aucun mal ni pour lui ni pour les autres. Ils doivent trouver un tel homme et l'embaucher pour qu'il les éveille et ne leur permette plus de retomber dans le sommeil. Sans cela, il est impossible de s'éveiller. C'est ce qu'il faut comprendre.

« Il est possible de penser pendant un millier d'années, il est possible d'écrire des bibliothèques entières, d'inventer des théories par millions et tout cela dans le sommeil, sans aucune possibilité d'éveil. Au contraire, ces théories et ces livres écrits ou fabriqués par des endormis auront simplement pour effet d'entraîner d'autres hommes dans le sommeil et ainsi de suite.

« Il n'y a rien de nouveau dans l'idée de sommeil. Presque depuis la création du monde, il a été dit aux hommes qu'ils étaient endormis, et qu'ils devaient s'éveiller. Combien de fois lisons-nous, par exemple, dans les Évangiles : “Éveillez-vous” ; “ eille” ; “ne dormez pas”. Les disciples du Christ, même dans le jardin de Gethsémani, tandis que leur Maître priait pour la dernière fois, dormaient. Cela dit tout. Mais les hommes le comprennent-ils ? Ils prennent cela pour une figure de rhétorique, une métaphore. Ils ne voient pas du tout que cela doit être pris à la lettre. Et ici encore il est facile de comprendre pourquoi. Il leur faudrait s'éveiller un peu, ou tenter à tout le moins de s'éveiller. Sérieusement, il m'a souvent été demandé pourquoi les Évangiles ne parlent jamais du sommeil… Il en est question à toutes les pages. Cela montre simplement que les gens lisent les Évangiles en dormant. »

« En règle générale, que faut-il pour éveiller un homme endormi ? Il faut un bon choc. Mais lorsqu'un homme est profondément endormi, un seul choc ne suffit pas. Une longue période de chocs incessants est nécessaire. Par conséquent, il faut quelqu'un pour administrer ces chocs. J'ai déjà dit que l'homme désireux de s'éveiller doit embaucher l'aide qui se chargera de le secouer pendant longtemps. Mais qui peut-il embaucher, si tout le monde dort ? Il embauche quelqu'un pour l'éveiller, mais celui-ci aussi tombe endormi. Quelle peut être son utilité ? Quant à l'homme réellement capable de se tenir éveillé, il refusera probablement de perdre son temps à réveiller les autres : il peut avoir à faire des travaux beaucoup plus importants pour lui.