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« Il y a aussi la possibilité de s'éveiller par des moyens mécaniques. On peut faire usage d'un réveille-matin. Le malheur veut que l'on s'habitue trop vite à n'importe quel réveille-matin : on cesse de l'entendre tout simplement. Beaucoup de réveille-matin, avec des sonneries variées, sont donc nécessaires. L'homme doit littéralement s'entourer de réveils qui l'empêchent de dormir. Et ici encore surgissent des difficultés. Les réveils doivent être remontés ; pour les remonter, il est indispensable de s'en souvenir ; pour s'en souvenir, il faut souvent se réveiller. Mais voilà le pire : un homme s'habitue à tous les réveille-matin et, après un certain temps, il n'en dort que mieux. Par conséquent, les réveils doivent être continuellement changés, il faut toujours en inventer de nouveaux. Avec le temps, cela peut aider un homme à s'éveiller. Or, il y a fort peu de chances qu'il fasse tout ce travail d'inventer, de remonter et de changer tous ces réveils par lui-même, sans l'aide extérieure. Il est bien plus probable qu'ayant commencé ce travail, il ne tardera pas à s'endormir et que, dans son sommeil, il rêvera qu'il invente des réveils, qu'il les remonte, qu'il les change – et, comme je l'ai déjà dit il n'en dormira que mieux.

« Donc, pour s'éveiller, il faut toute une conjugaison d'efforts. Il est indispensable qu'il y ait quelqu'un pour réveiller le dormeur ; il est indispensable qu'il y ait quelqu'un pour surveiller le réveilleur ; il faut avoir des réveille-matin, et il faut aussi en inventer constamment de nouveaux.

« Mais pour mener à bien cette entreprise et obtenir des résultats, un certain nombre de personnes doivent travailler ensemble.

« Un homme seul ne peut rien faire.

« Avant toute autre chose, il a besoin d'aide. Mais un homme seul ne saurait compter sur une aide. Ceux qui sont capables d'aider évaluent leur temps à un très haut prix. Et naturellement ils préfèrent aider, disons vingt ou trente personnes désireuses de s'éveiller, plutôt qu'une seule. De plus, comme je l'ai déjà dit, un homme peut fort bien se tromper sur son éveil, prendre pour un éveil ce qui est simplement un nouveau rêve. Si quelques personnes décident de lutter ensemble contre le sommeil, elles s'éveilleront mutuellement. Il arrivera souvent qu'une vingtaine d'entre elles dormiront, mais la vingt et unième s'éveillera, et elle éveillera les autres. Il en va de même pour les réveille-matin. Un homme inventera un réveil, un second en inventera un autre, après quoi ils pourront faire un échange. Tous ensembles, ils peuvent être les uns pour les autres d'une grande aide, et sans cette aide mutuelle, aucun d'eux ne peut arriver à rien.

« Donc un homme qui veut s'éveiller doit chercher d'autres personnes qui veulent aussi s'éveiller, afin de travailler avec elles. Mais cela est plus vite dit que fait, parce que la mise en marche d'un tel travail et son organisation réclament une connaissance que l'homme ordinaire ne possède pas. Le travail doit être organisé et il doit y avoir un chef. Sans ces deux conditions, le travail ne peut pas donner les résultats attendus, et tous les efforts seront vains. Les gens pourront se torturer ; mais ces tortures ne les feront pas s'éveiller. Il semble que pour certaines personnes rien ne soit plus difficile à comprendre. Par elles-mêmes et de leur propre initiative, elles peuvent être capables de grands efforts, leurs premiers sacrifices doivent être d'obéir à un autre, rien au monde ne les en persuadera jamais.

« Et elles ne veulent pas admettre que tous leurs sacrifices, dans ce cas, ne peuvent servir à rien.

« Le travail doit être organisé. Et il ne peut l'être que par un homme qui connaisse ses problèmes et ses buts, qui connaisse ses méthodes, étant lui-même passé, en son temps, par un tel travail organisé. »

Ces propos de Gurdjieff sont rapportés dans l'ouvrage de P.D. Ouspensky : Fragments d'un Enseignement Inconnu. Éd. Stock, Paris, 1950.

II – MES DÉBUTS À L'ÉCOLE GURDJIEFF

 « Prenez une montre, nous disait-on, et regardez la grande aiguille en essayant de garder la perception de vous-même et de vous concentrer sur la pensée : « Je suis Louis Pauwels et je suis ici en ce moment. » Essayez de ne penser qu'à cela, suivez simplement les mouvements de la grande aiguille en restant conscient de vous-même, de votre nom, de votre existence et de l'endroit où vous êtes. »

Au début, cela paraît simple et même un peu ridicule. Bien entendu, je puis garder présente à l'esprit l'idée que je me nomme Louis Pauwels et que je suis ici, en ce moment, regardant se déplacer très lentement la grande aiguille de ma montre. Puis je dois bien m'apercevoir que cette idée ne demeure pas très longtemps immobile en moi, qu'elle se met à prendre mille formes et à couler dans tous les sens, comme les objets que peignait Salvador Dali, transformés en boue mouvante. Mais encore dois-je reconnaître que l'on ne me demande pas de maintenir vivace et fixe une idée, mais une perception. On ne me demande pas seulement de penser que je suis, mais de le savoir, mais d'avoir de ce fait une connaissance absolue. Or, je sens que cela est possible et que cela pourrait se produire en moi en m'apportant quelque chose de neuf et d'important. Je découvre que mille pensées ou ombres de pensées, mille sensations, images et associations d'idées parfaitement étrangères à l'objet de mon effort m'assaillent sans relâche et me détournent de cet effort. Parfois, encore, c'est cette aiguille qui prend toute mon attention et, la regardant, je me perds de vue. Parfois, c'est mon corps, une crispation de la jambe, un petit mouvement dans le ventre, qui m'arrachent à l'aiguille elle-même en même temps qu'à moi-même. Parfois encore, je crois avoir arrêté mon petit cinéma intérieur, éliminé le monde extérieur, mais je m'aperçois alors que je viens de plonger dans une sorte de sommeil où l'aiguille a disparu, où j'ai disparu moi-même et durant lequel continuent de s'enchevêtrer les unes dans les autres les images, les sensations, les idées, comme derrière un voile, comme dans un rêve qui se déploie pour son propre compte tandis que je dors. Parfois enfin, dans une fraction de seconde, je suis regardant cette aiguille, je suis totalement, pleinement. Mais, dans la même fraction de seconde, je me félicite d'y être parvenu ; mon esprit, si je puis dire, applaudit, et aussitôt mon intelligence, s'emparant de la réussite pour s'en réjouir, la compromet irrémédiablement. Enfin, dépité mais surtout épuisé, je me dérobe à cette expérience avec précipitation, parce qu'il me semble que je viens de vivre les minutes les plus difficiles de mon existence, que je viens d'être privé d'air jusqu'au point extrême de ma résistance. Comme cela m'a semblé long ! Or, il ne s'est pas écoulé beaucoup plus de deux minutes, et en deux minutes, je n'ai eu une véritable perception de moi-même qu'en trois ou quatre imperceptibles éclairs.

Je devais bien alors admettre que nous ne sommes presque jamais conscients de nous-mêmes et que nous n'avons presque jamais conscience de la difficulté d'être conscient.

L'état de conscience, nous disait-on, est d'abord l'état de l'homme qui sait enfin qu'il n'est presque jamais conscient et qui, ainsi, apprend peu à peu quels sont les obstacles, en lui-même, à l'effort qu'il entreprend. À la lumière de ce tout petit exercice, vous savez maintenant qu'un homme peut lire un ouvrage, par exemple, approuver, s'ennuyer, protester ou s'enthousiasmer, sans être une seconde conscient du fait qu'il est, et ainsi donc sans que rien de sa lecture s'adresse véritablement à lui-même. Sa lecture est un rêve ajouté à ses propres rêves, un écoulement dans le perpétuel écoulement de l'inconscience. Car notre conscience véritable peut être – et est presque toujours – complètement absente de tout ce que nous faisons, pensons, voulons, imaginons.

Je comprends alors qu'il y a fort peu de différence entre l'état où nous sommes dans le sommeil et celui où nous sommes dans l'état de veille ordinaire, quand nous parlons, agissons, etc. Nos rêves sont devenus invisibles, comme les étoiles quand le jour s'est levé, mais ils sont présents et nous continuons de vivre sous leur influence. Nous avons seulement acquis, après le réveil, une attitude critique à l'endroit de nos propres sensations, des pensées mieux coordonnées, des actions plus disciplinées, plus de vivacité d'impression, de sentiments, de désirs, mais nous sommes toujours dans la non-conscience. Il ne s'agit pas du véritable éveil, mais du « sommeil éveillé », et c'est dans cet état de « sommeil éveillé » que se déroule presque toute notre vie. On nous apprenait qu'il était possible de s'éveiller tout à fait, d'acquérir l'état de conscience de soi. Dans cet état, comme je l'avais entrevu au cours de l'exercice de la montre, je pouvais avoir, du fonctionnement de ma pensée, du déroulement des images, des idées, des sensations, des sentiments, des désirs, une connaissance objective. Dans cet état, je pouvais tenter et développer un effort réel pour examiner, stopper de temps à autre, et modifier ce déroulement. Et cet effort même, me disait-on, créait en moi une certaine subsistance. Cet effort même n'aboutissait pas à ceci ou cela. Il lui suffisait d'être pour que se crée et s'accumule en moi la substance même de mon être. Il m'était dit que je pourrais alors, possédant un être fixe, atteindre à la « conscience objective » et qu'il me serait alors loisible d'avoir non seulement de moi-même, mais des autres hommes, des choses et du monde tout entier, une connaissance totalement objective, une connaissance absolue.