Monsieur Gurdjieff. Éd. du Seuil, Paris, 1954.
III – LE RÉCIT DE RAYMOND ABELLIO
Lorsque, dans l'attitude « naturelle » qui est celle de la totalité des existants, je « vois » une maison, ma perception est spontanée, c'est cette maison que je perçois et non ma perception même. Au contraire, dans l'attitude « transcendantale », c'est ma perception elle-même qui est perçue. Mais cette perception de la perception altère radicalement l'état primitif. L'état vécu, naïf, d'abord, perd sa spontanéité précisément du fait que la nouvelle réflexion prend pour objet ce qui était d'abord état et non objet et que, parmi les éléments de ma nouvelle perception, figurent non seulement ceux de la maison en tant que telle mais ceux de la perception elle-même en tant que flux vécu. Et ce qui importe essentiellement dans cette « altération », c'est que la vision concomitante que j'ai, dans cet état bi-réflexif, ou plutôt réfléchi-réflexif, de la maison qui fut mon motif originel, loin d'être perçue, éloignée ou brouillée par cette interposition de « ma » perception seconde devant « sa » perception primaire, s'en trouve paradoxalement intensifiée, plus nette, plus présente, plus chargée de réalité objective qu'avant. Nous nous trouvons ici devant un fait injustifiable par la pure analyse spéculative : celui de la transfiguration de la chose comme fait de conscience, de sa transformation, comme nous dirons plus tard, en « surchose », de son passage de l'état de science à l'état de connaissance. Ce fait est généralement méconnu, bien qu'il soit le plus frappant de toute expérimentation phénoménologique, réelle. Toutes les difficultés auxquelles se heurtent la phénoménologie vulgaire et d'ailleurs toutes les théories classiques de la « connaissance » résident dans ce fait qu'elles considèrent le couple conscience-connaissance (ou plus exactement conscience-science) comme capable d'épuiser à lui seul la totalité du vécu, alors qu'il faudrait en réalité considérer la triade connaissance-conscience-science qui est la seule à permettre un enracinement réellement ontologique de la phénoménologie. Et certes, rien ne peut rendre évidente cette transfiguration, sauf l'expérience directe et personnelle du phénoménologue lui-même. Mais nul ne peut prétendre avoir compris la phénoménologie réellement transcendantale s'il n'a pratiqué cette expérience avec succès et n'en a été lui-même « illuminé ». Serait-il le dialecticien le plus subtil, le logisticien le plus délié, celui qui ne l'a point vécue et qui ainsi n'a point vu d'autres choses sous les choses, ne peut que faire des discours sur la phénoménologie et non assumer une activité réellement phénoménologique. Prenons un exemple plus précis. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours su reconnaître les couleurs, le bleu, le rouge, le jaune. Mon œil les voyait, j'en avais l'expérience latente. Certes, « mon œil » ne s'interrogeait pas sur elles, et comment d'ailleurs eût-il pu poser des questions ? Sa fonction est de voir, non de se voir en train de voir, mais mon cerveau lui-même était comme en sommeil, il n'était pas du tout l'œil de l'œil mais un simple prolongement de cet organe. Aussi disais-je seulement, et presque sans y penser : ceci est un beau rouge, un vert un peu éteint, un blanc brillant. Un jour, il y a quelques années, me promenant dans les vignes vaudoises qui surplombent en corniche le lac Léman et qui composent un des plus beaux sites du monde, si beau même et si vaste que le « Je », à force d'y être dilaté, s'y sent dissous et, brusquement, se ressaisit et s'exalte, un événement soudain et pour moi extraordinaire se produisit. L'ocre du versant abrupt, le bleu du lac, le violet des monts de Savoie, et au fond les glaciers étincelants du Grand-Combin, je les avais vus cent fois. Je sus pour la première fois que je ne les avais jamais regardés. Je vivais là pourtant depuis trois mois. Et ce paysage, certes, depuis le premier instant, manquait de me dissoudre, mais ce qui lui répondait en moi n'était qu'une exaltation confuse. Certes, le « Moi » du philosophe est plus fort que tous les paysages. Le sentiment poignant de la beauté n'est qu'un ressaisissement par le « Moi », qui s'en fortifie, de cette distance infinie qui nous sépare d'elle. Mais ce jour-là, brusquement, je sus que je créais moi-même ce paysage, qu'il n'était rien sans moi : « C'est moi qui te vois, et qui me vois te voir, et qui, en me voyant, te fais. » Ce véritable cri intérieur est celui du démiurge lors de « sa » création du monde. Il n'est pas seulement suspension d'un « ancien » monde, mais projection d'un « nouveau ». Et dans l'instant, en effet, le monde fut recréé. Jamais je n'avais vu de pareilles couleurs. Elles étaient cent fois plus intenses, plus nuancées, plus « vivantes ». Je sus que je venais d'acquérir le sens des couleurs, que j'étais revirginisé aux couleurs, que jamais jusque-là je n'avais réellement vu un tableau ou pénétré dans l'univers de la peinture. Mais je sus aussi que, par ce rappel à soi de ma conscience, par cette perception de ma perception, je tenais la clef de ce monde de la transfiguration qui n'est pas un arrière-monde mystérieux mais le vrai monde, celui dont la « nature » nous tient exilés. Rien de commun, certes, avec l'attention. La transfiguration est pleine, l'attention ne l'est pas. La transfiguration se connaît dans sa suffisance certaine, l'attention se tend vers une suffisance éventuelle. On ne peut pas dire, bien entendu, que l'attention soit vide. Au contraire, elle est avide. Mais l'avidité n'est pas la plénitude. Quand je rentrai au village, ce jour-là, les gens que je croisai étaient pour la plupart « attentifs » à leur travail : ils me parurent cependant tous des somnambules.
Raymond ABELLIO : Cahiers du Cercle d'Études Métaphysiques. (Publication intérieure – 1954.)
IV – L'ADMIRABLE TEXTE DE GUSTAV MEYRINCK
La clef qui nous rendra maîtres de la nature intérieure est rouillée depuis le déluge.
Elle s'appelle : veiller.