Il serait facile d'éviter les apparitions et leurs dangers. Tu n'as qu'à te conduire comme un homme ordinaire. Mais qu'as-tu gagné par-là ? Tu restes un prisonnier dans la geôle de ton corps jusqu'à ce que le bourreau « Mort » te conduise à l'échafaud.
Le désir des mortels de voir les êtres surnaturels est un cri qui réveille même les fantômes des enfers parce qu'un tel désir n'est pas pur ; – parce qu'il est avidité plutôt que désir, parce qu'il veut « prendre » d'une façon quelconque au lieu de crier pour apprendre à « donner ».
Tous ceux qui considèrent la terre comme une prison, tous les gens pieux qui implorent la délivrance évoquent sans s'en rendre compte le monde des spectres. Fais-le aussi toi-même. Mais consciemment.
Pour ceux qui le font inconsciemment, existe-t-il une main invisible qui puisse les sortir du marais dans lequel ils s'embourbent ? Moi, je ne le crois pas.
Lorsque sur ta route de l'éveil tu traverseras le royaume des spectres tu reconnaîtras peu à peu qu'ils sont simplement des pensées que tu peux tout à coup voir de tes yeux. C'est pourquoi ils te sont étrangers et semblent être des créatures, car ce langage des formes est différent de celui du cerveau.
Alors le moment est arrivé où la transformation s'accomplit : les hommes qui t'entourent deviendront des spectres. Tous ceux que tu as aimés seront tout à coup des larves. Même ton propre corps.
On ne peut imaginer de plus terrible solitude que celle du pèlerin au désert, et qui ne sait pas y trouver la source vive meurt de soif.
Tout ce que je dis ici se trouve dans les livres des hommes pieux de tous les peuples : la venue d'un nouveau royaume, la veille, la victoire sur le corps et la solitude. Et cependant un abîme infranchissable nous sépare de ces gens pieux : ils croient que le jour approche où les bons entreront au paradis et les méchants seront jetés dans l'enfer. Nous savons qu'un temps viendra où beaucoup se réveilleront et seront séparés des dormeurs qui ne peuvent comprendre ce que signifie le mot veille. Nous savons qu'il n'existe pas le bon et le mauvais mais seulement le juste et le faux. Ils croient que veiller signifie garder ses sens lucides et ses yeux ouverts pendant la nuit, de façon que l'homme puisse faire ses prières. Nous savons que la veille est l'éveil du moi immortel et que l'insomnie du corps en est une conséquence naturelle. Ils croient que le corps devrait être négligé et méprisé parce qu'il est pécheur. Nous savons qu'il n'y a pas de péché ; le corps est le commencement de notre œuvre et nous sommes descendus sur terre pour le transformer en esprit. Ils croient que nous devrions vivre dans la solitude avec notre corps pour purifier l'esprit. Nous savons que notre esprit doit aller d'abord dans la solitude pour transfigurer le corps.
À toi seul reste le choix du chemin à prendre : ou le nôtre ou le leur. Tu dois agir selon ta propre volonté.
Je n'ai pas le droit de te conseiller. Il est plus salutaire de cueillir selon ta propre décision un fruit amer sur un arbre que de voir pendre un fruit doux conseillé par autrui.
Mais ne fais pas comme beaucoup qui savent qu'il est écrit : examinez tout et ne conservez que le meilleur. Il faut aller, ne rien examiner et retenir la première chose venue.
Gustav MERYNCK : Extrait du roman Le Visage Vert, traduit par le docteur Etthofen et Mlle Perrenoud. Éd. Émile-Paul Frères, Paris, 1932.
IX
LE POINT PAR-DELÀ L'INFINI
Du Surréalisme au Réalisme fantastique. – Le Point Suprême. – Se méfier des images. – La folie de Georg Cantor. – Le yogi et le mathématicien. – Une aspiration fondamentale de l'esprit humain. – Un extrait d'une géniale nouvelle de Jorge Louis Borges.
Dans les chapitres précédents, j'ai voulu donner une idée des études possibles sur la réalité d'un autre état de conscience. Dans cet autre état, s'il existe, tout homme en proie au démon de la conscience trouverait peut-être une réponse à la question suivante, qu'il finit toujours par se poser :
« Est-ce qu'il n'y a pas un lieu à trouver, en moi-même, d'où tout ce qui m'arrive serait explicable immédiatement, un lieu d'où tout ce que je vois, sais ou sens, serait déchiffré aussitôt, qu'il s'agisse du mouvement des astres, de la disposition des pétales d'une fleur, des mouvements de la civilisation à laquelle j'appartiens, ou des mouvements les plus secrets de mon cœur ? Est-ce que cette immense et folle ambition de comprendre, que je promène comme en dépit de moi-même à travers toutes les aventures de ma vie, ne pourrait être, un jour, entièrement et d'un seul coup satisfaite ? Est-ce qu'il n'y a pas dans l'homme, dans moi-même, un chemin qui conduit à la connaissance de toutes les lois du monde ? Est-ce que ne repose pas au fond de moi la clé de la connaissance totale ? »
André Breton, dans le second manifeste du Surréalisme, croyait pouvoir définitivement répondre à cette question : « Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. »
Il va de soi que je ne prétends pas, à mon tour, apporter une réponse définitive. Aux méthodes et à l'appareil du surréalisme, nous avons voulu substituer les méthodes plus humbles et l'appareil plus lourd de ce que nous appelons, Bergier et moi, le « réalisme fantastique ». Je vais donc faire appel, pour étudier cette affaire, à plusieurs plans de la connaissance. À la tradition ésotérique. Aux mathématiques d'avant-garde. Et à la littérature moderne insolite. Mener une étude sur des plans différents (ici, le plan de l'esprit magique, le plan de l'intelligence pure et le plan de l'intuition poétique), établir entre ceux-ci des communications, vérifier par comparaison les vérités contenues à chaque stade et faire surgir finalement une hypothèse dans laquelle se trouvent intégrées ces vérités, telle est exactement notre méthode. Notre gros livre hirsute n'est rien d'autre qu'un commencement de défense et d'illustration de cette méthode.
La phrase d'André Breton : « Tout porte à croire… » date de 1930. Elle connut une fortune extraordinaire. Elle ne cesse encore d'être citée, commentée. C'est qu'en effet, un des traits de l'activité de l'esprit contemporain est l'intérêt croissant pour ce que l'on pourrait appeler : le point de vue par-delà l'infini.
Ce concept hante les traditions les plus anciennes comme les mathématiques les plus modernes. Il hantait la pensée poétique de Valéry, et l'un des plus grands écrivains vivants, l'Argentin Jorge Luis Borges, lui a consacré sa plus belle et plus surprenante nouvelle(115), donnant à celle-ci le titre significatif : L'Aleph. Ce nom est celui de la première lettre de l'alphabet de la langue sacrée. Dans la Cabale, elle désigne le En-Soph, le lieu de la connaissance totale, le point d'où l'esprit aperçoit d'un seul coup la totalité des phénomènes, de leurs causes et de leur sens. Il est dit, dans de nombreux textes, que cette lettre a la forme d'un homme qui montre le ciel et la terre, pour indiquer que le monde d'en bas est le miroir et la carte du monde d'en haut. Le point par-delà l'infini est ce point suprême du second manifeste du surréalisme, le point Oméga du Père Teilhard de Chardin et l'aboutissement du Grand Œuvre des Alchimistes.
Comment définir clairement ce concept ? Essayons. Il existe dans l'Univers un point, un lieu privilégié, d'où tout l'Univers se dévoile. Nous observons la création avec des instruments, télescopes, microscopes, etc. Mais, ici, il suffirait à l'observateur de se trouver dans ce lieu privilégié : en un éclair, l'ensemble des faits lui apparaîtrait, l'espace et le temps se révéleraient dans la totalité et la signification ultime de leurs aspects.