Pour faire sentir aux élèves de la classe de sixième ce que pouvait être le concept d'éternité, le Père jésuite d'un célèbre collège se servait de l'image suivante : « Imaginez que la terre soit de bronze et qu'une hirondelle, tous les mille ans, l'effleure de son aile. Quand la terre aura été ainsi effacée, alors seulement commencera l'éternité… » Mais l'éternité n'est pas seulement l'infinie longueur du temps. Elle est autre chose que la durée. Il faut se méfier des images. Elles servent à transporter à un niveau de conscience plus bas l'idée qui ne pouvait respirer qu'à une autre altitude. Elles livrent un cadavre dans le sous-sol. Les seules images capables de véhiculer une idée supérieure sont celles qui créent dans la conscience un état de surprise, le dépaysement, propres à élever cette conscience jusqu'au niveau où vit l'idée en question, où l'on peut la capter dans sa fraîcheur et sa force. Les rites magiques et la véritable poésie n'ont pas d'autre destination. C'est pourquoi nous ne chercherons pas à donner une « image » de ce concept du point par-delà l'infini. Nous renverrons plus efficacement le lecteur au texte magique et poétique de Borges.
Borges, dans sa nouvelle, a utilisé les travaux des Cabalistes, des Alchimistes et les légendes musulmanes. D'autres légendes, aussi anciennes que l'humanité, évoquent ce Point Suprême, ce Lieu Privilégié. Mais l'époque dans laquelle nous vivons a ceci de particulier que l'effort de l'intelligence pure, appliquée à une recherche éloignée de toute mystique et de toute métaphysique, a abouti à des conceptions mathématiques qui nous permettent de rationaliser et de comprendre l'idée de transfini.
Les plus importants, et les plus singuliers travaux, sont dus au génial Georg Cantor, qui devait mourir fou. Ces travaux sont encore discutés par les mathématiciens dont certains prétendent que les idées de Cantor sont logiquement indéfendables. À quoi les partisans du Transfini répliquent : « Du Paradis ouvert par Cantor nul ne nous chassera ! »
Voici comment on peut résumer, grossièrement, la pensée de Cantor. Imaginons sur cette feuille de papier deux points A et B distants de 1 cm. Traçons le segment de droite qui joint A à B. Combien de points y a-t-il sur ce segment ? Cantor démontre qu'il y en a plus qu'un nombre infini. Pour remplir complètement le segment, il faut un nombre de points plus grand que l'infini : le nombre aleph.
Ce nombre aleph est égal à toutes ses parties. Si l'on divise le segment en dix parties égales, il y aura autant de points dans une des parties que sur tout le segment. Si l'on construit, à partir du segment, un carré, il y aura autant de points sur le segment que dans la surface du carré. Si l'on construit un cube, il y aura autant de points sur le segment que dans tout le volume du cube. Si l'on construit, à partir du cube, un solide à quatre dimensions, un tessaract, il y aura autant de points sur le segment que dans le solide à quatre dimensions du tessaract. Et ainsi de suite, à l'infini.
Dans cette mathématique du transfini, qui étudie les aleph, la partie est égale du tout. C'est parfaitement démentiel, si l'on se place au point de vue de la raison classique, et pourtant c'est démontrable. Tout aussi démontrable est le fait que si l'on multiplie un aleph par n'importe quel nombre, on arrive toujours à l'aleph. Et voilà les hautes mathématiques contemporaines qui rejoignent la Table d'Émeraude d'Hermès Trismégiste (« ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ») et l'intuition des poètes comme William Blake (tout l'univers contenu dans un grain de sable).
Il n'existe qu'un seul moyen de passer au-delà de l'aleph, c'est de l'élever à une puissance aleph (on sait que A puissance B signifie A multiplié par A, B fois et, de même, aleph à la puissance aleph est un autre aleph).
Si l'on appelle le premier aleph zéro, le second est aleph un, le troisième aleph deux, etc. Aleph zéro, nous l'avons dit, est le nombre de points contenus sur un segment de droite ou dans un volume. On démontre que aleph un est le nombre de toutes les courbes rationnelles possibles contenues dans l'espace. Quant à aleph deux, déjà il correspond à un nombre qui serait plus grand que tout ce que l'on peut concevoir dans l'univers. Il n'existe pas dans l'univers d'objets en nombre suffisamment grand pour qu'en les comptant, on arrive à un aleph deux. Et les aleph s'étendent à l'infini. L'esprit humain parvient donc à déborder l'univers, à construire des concepts que l'univers ne pourra jamais remplir. C'est un attribut traditionnel de Dieu, mais on n'avait jamais imaginé que l'esprit puisse s'emparer de cet attribut. C'est probablement la contemplation des aleph au-delà de deux, qui a rendu Cantor fou.
Les mathématiciens modernes, plus résistants ou moins sensibles au délire métaphysique, manipulent des concepts de cet ordre, et même en déduisent certaines applications. Certaines de ces applications sont de nature à déconcerter le bon sens. Par exemple, le fameux paradoxe de Banach et Tarski(116).
D'après ce paradoxe, il est possible de prendre une sphère de dimensions normales, celles d'une pomme ou d'une balle de tennis, par exemple, de la découper en tranches et de rassembler ensuite ces tranches de façon à avoir une sphère plus petite qu'un atome ou plus grande que le soleil.
On n'a pu exécuter physiquement l'opération, parce que le découpage doit se faire suivant des surfaces spéciales qui n'ont pas de plan tangent et que la technique ne peut réaliser effectivement. Mais la plupart des spécialistes estiment que cette inconcevable opération est théoriquement retenable, en ce sens que si ces surfaces n'appartiennent pas à l'univers maniable, les calculs portant sur elles se révèlent justes et efficaces dans l'univers de la physique nucléaire. Les neutrons se déplacent dans les piles selon des courbes qui n'ont pas de tangente.
Les travaux de Banach et Tarski aboutissent à des conclusions qui rejoignent, de manière hallucinante, les pouvoirs que s'attribuent les initiés hindous de la technique Samadhi : ils déclarent qu'il leur est possible de grandir jusqu'à la dimension de la Voie lactée ou de se contracter jusqu'à la dimension de la plus petite particule concevable. Plus près de nous, Shakespeare fait crier à Hamlet :
« Ô Dieu, je voudrais être contenu tout entier dans une coquille de noisette et cependant rayonner sur les espaces infinis ! »
Il est impossible, nous semble-t-il, de ne pas être frappé par la ressemblance entre ces lointains échos de la pensée magique et la logique mathématique moderne. Un anthropologue participant à un colloque de parapsychologie à Royaumont, en 1956, déclarait : « Les siddhis yogiques sont extraordinaires, puisque parmi eux figure la faculté de se rendre aussi petit qu'un atome, ou aussi grand qu'un soleil tout entier ou un univers ! Parmi ces prétentions extraordinaires, nous rencontrons des faits positifs, que nous avons toutes présomptions de croire vrais, et des faits comme ceux-ci, qui nous paraissent incroyables et au-delà de toute espèce de logique. » Mais il faut croire que cet anthropologue ignorait à la fois le cri de Hamlet et les formes inattendues que vient de revêtir la logique la plus pure et la plus moderne : la logique mathématique.
Quelle peut être la signification profonde de ces correspondances ? Comme toujours, dans ce livre, nous nous bornerons à formuler des hypothèses. La plus romanesque et excitante, mais la moins « intégrante », serait d'admettre que les techniques Samadhi sont réelles, que l'initié parvient effectivement à se rendre aussi petit qu'un atome et aussi grand qu'un soleil, et que ces techniques dérivent de connaissances provenant d'anciennes civilisations qui avaient maîtrisé les mathématiques du transfini. Pour nous, il s'agit là d'une des aspirations fondamentales de l'esprit humain, qui trouve son expression aussi bien dans le yoga samadhi que dans les mathématiques d'avant-garde de Banach et Tarski.