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Si les mathématiciens révolutionnaires ont raison, si les paradoxes du transfini sont fondés, des perspectives extraordinaires s'ouvrent devant l'esprit humain. On peut concevoir qu'il existe dans l'espace des points aleph comme celui décrit dans la nouvelle de Borges. En ces points, tout le continu espace-temps se trouve représenté et le spectacle s'étend de l'intérieur du noyau atomique à la galaxie la plus lointaine.

On peut aller plus loin encore : on peut imaginer qu'à la suite de manipulations qui impliqueraient à la fois la matière, l'énergie et l'esprit, n'importe quel point de l'espace puisse devenir un point transfini. Si une telle hypothèse correspond à une réalité physicopsychomathématique, nous avons l'explication du Grand Œuvre des Alchimistes et de l'extase suprême de certaines religions. L'idée d'un point transfini d'où tout l'univers serait perceptible est prodigieusement abstraite. Mais les équations fondamentales de la relativité ne le sont pas moins, d'où dérivent pourtant le cinéma parlant, la télévision et la bombe atomique. L'esprit humain fait d'ailleurs des progrès constants vers les niveaux d'abstraction de plus en plus élevés. Paul Langevin faisait déjà remarquer que l'électricien du quartier manie parfaitement la notion si abstraite et délicate du potentiel et l'a même incorporée à son argot : il dit « il y a du jus ».

On peut encore imaginer que, dans un avenir plus ou moins lointain, l'esprit humain ayant maîtrisé ces mathématiques du transfini, parviendra, aidé de certains instruments, à construire dans l'espace des « aleph », des points transfinis d'où l'infiniment petit et l'infiniment grand lui apparaîtront dans leur totalité et leur ultime vérité. Ainsi la traditionnelle recherche de l'Absolu aurait enfin abouti. Il est tentant de songer que l'expérience a déjà partiellement réussi. Nous avons évoqué, dans la première partie de cet ouvrage, la manipulation alchimique au cours de laquelle l'adepte oxyde la surface d'un bain fondu de métaux. Lorsque la pellicule d'oxyde se déchire, on verrait apparaître sur un fond opaque l'image de notre galaxie avec ses deux satellites, les nuages de Magellan. Légende ou réalité ? Il s'agirait là, en tout cas, de l'évocation d'un premier « instrument transfini » prenant contact avec l'univers par d'autres moyens que ceux fournis par les instruments connus. C'est peut-être avec un appareillage de cette sorte que les Mayas, qui ignoraient le télescope, découvrirent Uranus et Neptune. Mais ne nous laissons pas égarer dans l'imaginaire. Contentons-nous de noter cette aspiration fondamentale de l'esprit, négligée par la psychologie classique, et de noter aussi, à ce propos, les rapports entre d'anciennes traditions et un des grands courants mathématiques modernes.

Voici maintenant l'extrait de la nouvelle de Borges : L'Aleph.

Rue Garay, la bonne me demanda d'avoir la bonté d'attendre. Monsieur était, comme d'habitude, à la cave, en train de révéler des photographies. Près du vase sans fleurs, sur le piano inutile, souriait (plus intemporel qu'anachronique) le grand portrait de Beatriz aux couleurs malhabiles. Personne ne pouvait nous voir, dans un mouvement de tendresse désespérée, je m'approchai du portrait et lui dis.

«  Beatriz, Beatriz Elena, Beatriz Elena Viterbo, Beatriz chérie, Beatriz perdue pour toujours, c'est moi, moi, Borges. »

Carlos entra peu après. Il parla avec sécheresse : je compris qu'il était incapable de penser à autre chose qu'à la perte de l'Aleph.

«  Un petit verre de pseudo-cognac, ordonna-t-il, et tu plongeras dans la cave. Tu sais que le décubitus dorsal est indispensable. L'obscurité, l'immobilité, une certaine accommodation visuelle le sont également. Tu te couches par terre, sur les dalles, et tu fixes ton regard sur la dix-neuvième marche de l'escalier indiqué. Je m'en vais, je baisse la trappe et tu restes seul. Quelque rongeur te fait peur, facile entreprise ! Après quelques minutes tu vois l'Aleph. Le microcosme des alchimistes et des cabalistes, notre concret et proverbial ami, le multum in parvo ! »

Une fois dans la salle à manger, il ajouta.

«  Il est évident que si tu ne le vois pas, ton incapacité n'invalide pas mon témoignage… Descends ; très bientôt, tu pourras engager un dialogue avec toutes les images de Beatriz. »

Je descendis rapidement, fatigué de ses paroles creuses. La cave, à peine plus large que l'escalier, tenait beaucoup du puits. Du regard, je cherchai en vain la malle dont Carlos Argentino m'avait parlé. Quelques caisses avec des bouteilles et quelques sacs de grosse toile encombraient un coin. Carlos prit un sac, le plia et le plaça en un endroit précis.

«  L'oreiller est humble, expliqua-t-il, mais si je le soulève d'un seul centimètre, tu ne verras pas une miette et tu seras honteux et confus. Étends ta grande carcasse sur le sol et compte dix-neuf marches. »

Je me pliai à ses exigences ridicules ; à la fin il s'en alla. Il ferma précautionneusement la trappe ; l'obscurité, malgré une lézarde que je distinguai plus tard, me parut d'abord totale. Soudain, je compris le danger ; je m'étais laissé enterrer par un fou, après avoir absorbé un poison. Les fanfaronnades de Carlos laissaient transparaître la terreur cachée que le prodige ne m'apparût pas ; Carlos afin de défendre son délire, afin de ne pas savoir qu'il était fou, devait me tuer. Je ressentis un malaise confus que j'essayai d'attribuer à la rigidité, et non à l'effet d'un narcotique. Je fermai les yeux, les ouvris. Je vis alors l'Aleph.

J'arrive maintenant au centre ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d'écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles, dont l'usage présuppose un passé partagé par les interlocuteurs ; comment transmettre aux autres l'Aleph infini que ma mémoire craintive contient à peine ? Les mystiques, en pareil cas, prodiguent les symboles : pour signifier la divinité, un Persan parle d'un oiseau qui, d'une certaine manière, est tous les oiseaux ; Alanus de Insulis, d'une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ; Ézéchiel, d'un ange à quatre visages tourné en même temps en direction de l'Orient et de l'Occident, du nord et du sud. (Ce n'est pas sans raison que je rappelle ces analogies inconcevables ; elles ont un certain rapport avec l'Aleph.) Peut-être les dieux ne me refuseraient-ils pas la trouvaille d'une image semblable, mais ce récit serait alors entaché de littérature, de fausseté. Du reste, le problème central est insoluble : on ne saurait énumérer même partiellement un ensemble infini. En cet instant gigantesque, j'ai vu des millions d'actions délectables ou atroces ; aucune ne m'étonna autant que le fait qu'elles occupaient toutes le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif parce que le langage l'est. Je veux pourtant en consigner quelque chose.

Au bas de la marche, vers la droite, je vis une petite sphère moirée d'un éclat presque intolérable. Au début je crus qu'elle tournait sur elle-même ; puis je compris que ce mouvement était une illusion produite par les spectacles vertigineux qu'elle renfermait. Le diamètre de l'Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l'espace cosmique était dedans, sans réduction. Chaque chose (la glace du miroir, par exemple) était une infinité de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l'univers. Je vis la mer populeuse, je vis l'aube et le soir, je vis les multitudes d'Amérique, je vis une toile d'araignée argentée au centre d'une noire pyramide, je vis un labyrinthe brisé (c'était Londres), je vis d'interminables yeux se scruter en moi, immédiats, comme en un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne réfléchit mon image, je vis dans une arrière-cour de la rue Soler le même dallage que j'ai vu il y a trente ans dans une maison de Fray Bentos, je vis des grappes, de la neige, du tabac, des veines de métal, de la vapeur d'eau, je vis des déserts convexes sous l'Équateur, et chacun de leurs grains de sable, je vis à Inverness une femme que je n'oublierai pas, je vis la chevelure violente, le corps altier, je vis un cancer au sein, je vis un cercle de terre sèche sur un trottoir, à l'endroit où il y avait eu un arbre, je vis dans une maison de campagne d'Adrogué un exemplaire de la première traduction anglaise de Pline, celle de Philémon Holland, je vis à la fois chaque lettre de chaque page (enfant, je m'émerveillais toujours du fait que les lettres d'un livre fermé ne se mêlaient pas jusqu'à se perdre, au cours de la nuit), je vis la nuit et le jour contemporain de la nuit, je vis un couchant à Queretaro qui semblait refléter la couleur d'une rose au Bengale, je vis ma chambre à coucher sans personne, je vis dans un cabinet d'Alkmaar un globe terrestre entre deux miroirs qui le multiplient sans fin, je vis des chevaux à la crinière tourbillonnante sur une plage de la mer Caspienne à l'aube, je vis la délicate ossature d'une main, je vis les survivants d'une bataille envoyant des cartes postales, je vis dans une vitrine de Mirzapur un jeu de cartes espagnol, je vis des ombres obliques de fougères sur le sol d'une serre, je vis des tigres, des pistons, des bisons, des houles et des armées, je vis toutes les fourmis de la terre, je vis un astrolabe persan, je vis dans un tiroir de bureau (et l'écriture me fit trembler) des lettres obscènes, incroyables, précises, que Beatriz avait adressées à Carlos Argentino, je vis un monument adoré au cimetière de la Chacarita, je vis la relique atroce de ce qui avait été délicieusement Beatriz Viterbo, je vis la circulation de mon sang obscur, je vis l'engrenage de l'amour et les changements de la mort, je vis l'Aleph, de tous les points, je vis dans l'Aleph la terre et dans la terre à nouveau l'Aleph et dans l'Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, et j'éprouvai du vertige, et je pleurai, parce que mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes emploient indûment le nom, mais qu'aucun homme n'a vu : l'inconcevable univers.